HISTORIOGRAPHIE DU NÉOLITHIQUE - PARTIE II
1 - Petit retour en arrière
Dans les précédents développements a été présentée la naissance de la discipline au XIXe siècle, dans un contexte historique, en Europe notamment, essentiellement lié à la création des Etats-Nations. Le contexte politique de l’époque faisait que, par contrecoup, cette situation allait immanquablement donner naissance à des archéologies construites autour du fait national. Les archéologies de cette époque vont donc mettre l’accent sur l’ancienneté des frontières naturelles, ou historiques, de chaque pays, insister sur les spécificités culturelles de chacun ; au fond, valoriser les différences entre pays et, au contraire, minimiser les ressemblances culturelles entre Etats voisins, et montrer évidemment la place déterminante du Néolithique dans la constitution de chaque peuple dès la Préhistoire, et plus particulièrement donc, puisqu’il s’agit du Néolithique, dès la sédentarisation, dès le moment où les populations se sédentarisent. De sorte que ces archéologies nationales, sinon nationalistes, étaient bâties autour de l’histoire des peuples : au fond, il s’agissait de valoriser la permanence au sol, à travers des vestiges plus ou moins prestigieux. Il a été également montré en quoi la fin du XIXe siècle avait été en quelque sorte dominée par le débat entre ceux que l’on appelait les « orientalistes », ceux qui accordaient une place déterminante à l’Orient et à la Méditerranée de l’Est dans l’apparition en Europe des premières civilisations villageoises puis des sociétés plus élaborées de l’âge du Bronze, et les « occidentalistes », qui refusaient cette espèce de primauté orientale et qui pensaient que l’Europe s’était frayée en quelque sorte son chemin tout au long de la Préhistoire et de la Protohistoire à partir d’une évolution toute personnelle, autrement dit sans influences externes déterminantes. Ces occidentalistes refusaient ou nuançaient le rôle des grandes civilisations orientales, l’Egypte, la Mésopotamie, le Levant, dans la construction des cultures d’Occident. Enfin, a aussi été souligné le rôle déterminant qu’avait joué au cours des années 1920, 1930 et pratiquement jusqu’à sa mort en 1957, Gordon Childe (diapo),
Gordon Childe
auteur australien et anglais, qui, à travers ses ouvrages, avait réussi un vrai tour de force parce qu’il s’était placé au-dessus précisément de toutes ces archéologies nationales, qu’il avait décloisonnées. Il avait ainsi perçu le Néolithique comme une sorte de grande fresque historique, de la Méditerranée orientale jusqu’à l’Europe du Nord et aux îles britanniques. On peut affirmer qu’il était donc, dans une certaine mesure, diffusionniste. Mais il faut savoir aussi que Childe, tout en échafaudant tout un système économique parti du Proche-Orient, source dans son esprit de toutes les avancées économiques et sociales, montrait que l’Europe avait réussi à créer une vraie spécificité culturelle, variant selon les régions, dans les formes de l’habitat, dans les modes funéraires, dans les styles céramiques. N’oublions pas en effet que l’Europe offre, à toutes les périodes du Néolithique, une véritable mosaïque de cultures. Quoiqu’il en soit de ce kaléidoscope culturel, Childe (diapo), montrait que ces diverses cultures européennes s’emboîtaient, qu’il y avait une sorte d’enchaînement chronologique entre elles, et comme à l’époque on n’avait pas de système de datation absolue –la méthode de datation par le radiocarbone n’existait pas à l’époque où il écrivait-, il montrait que ces cultures étaient conditionnées par un départ qui se situait au Proche-Orient et qu’elles s’articulaient tout en variant au fil du temps et de l’espace jusqu’en Europe de l’Ouest. Il avait donc créé une sorte de système chronologique fondé forcément sur une sorte de contraction, de compression, des dates. Et c’est le gros reproche qu’on lui fera à partir du moment où la méthode de datation par le radiocarbone sera développée, comme l’illustre l’exemple ci-dessous (diapo), qui montre la chronologie élaborée par Childe à partir de la chronologie égyptienne. Dans les périodes qui ne sont pas datées, autrement dit dans la colonne de gauche laissée en blanc vers le haut, on ne remontait pas très haut dans le temps puisque on faisait commencer les débuts du Néolithique européen, en Grèce, autour de la culture de Sesklo. Parce que le point de départ, c’était « rien ne peut naître en Europe qui n’ait été influencé par le Proche-Orient ». Et le problème, c’est que Childe pensait que le Néolithique européen n’avait pas pu se développer avant que n’apparaissent en Orient les premières civilisations historiques, c’est-à-dire les civilisations mésopotamienne et égyptienne.
2 – Un engrenage d’anachronismes
Donc, pour lui, le Néolithique se répand en Europe sous l’influence de cultures orientales qui, elles, sont déjà parvenues à un stade avancé, qui est le stade urbain : Uruk, première ville apparue dans la deuxième moitié du IVe millénaire. Donc, pour lui, il ne peut rien y avoir en Europe avant la seconde moitié du IVe millénaire avant notre ère. Résultat, tout cela entraîne une compression des dates : au lieu d’étirer l’accordéon, on le compacte, et on explique tout le déroulement du Néolithique européen à partir de 3000 avant notre ère, ce qui ne peut manquer bien entendu d’engendrer des anachronismes, comme le montre bien le document suivant (diapo), dont les flèches résument assez bien la situation. Le noyau moteur, ce sont les premières cultures historiques d’Orient. A partir de là, apparaissent des flèches qui vont soit vers le Nord de l’Europe, soit vers l’Anatolie ou la Crète, ou la Grèce bien entendu, et donc le monde égéen ou le monde anatolien sont des relais qui permettent de gagner l’Occident. On passe ensuite à l’Italie, l’Espagne, etc., autrement dit deux voies royales du Néolithique, la Méditerranée d’un côté, l’Europe moyenne et la voie du Danube de l’autre. Mais comment pouvait-on faire, sans radiocarbone, les correspondances ? Et bien, le fil conducteur, c’était essentiellement le comparatisme céramique. Le problème, c’est que souvent on se trompait. Par exemple, les belles céramiques lissées, souvent à cannelures, de la culture de Vinča (diapo), en Europe moyenne, qui sont du Néolithique moyen dans les classifications d’aujourd’hui, étaient mises en correspondance avec, plus à l’Est, les cultures de Troie, la ville 2 de Troie : donc on rajeunissait Vinča en quelque sorte et on le datait du IIIe millénaire. De nombreux auteurs ont suivi Childe et ont essayé de faire cadrer les stratigraphies, ou les périodisations régionales qu’ils élaboraient, avec le système de Childe.
3 - Luigi Bernabo Brea : un diffusionnisme permanent
Bernabò Bréa (diapo),Bernabò Bréa
le fouilleur des Arene Candide, (la première grande stratigraphie observée en Méditerranée occidentale) et du Castello di Lipari, deux stratigraphies d’un très grand intérêt, procédait de la même façon. Pour lui, toutes les cultures néolithiques, et même celles de l’âge du Bronze italien, sont expliquées à partir d’un diffusionnisme, basé essentiellement sur la céramique. Bernabò Bréa établissait des ressemblances entre telle céramique italienne et telle céramique de Grèce ou d’Anatolie : les paternités sont systématiquement recherchées en Orient. Par exemple, l’origine de la céramique imprimée du Sud de l’Italie (diapo),Céramiques imprimées du Sud de l’Italie
doit être cherchée dans les horizons à céramique imprimée d’Orient, notamment ceux que l’on trouve dans le Sud-est de la Turquie et dans la zone Liban/Syrie.
Les céramiques peintes de Sesklo et de Dimini (diapo),Céramiques peintes de Sesklo et de Dimini en Grèce, sont celles qui vont influencer les céramiques peintes du Néolithique moyen-récent italien, qui débutent aux alentours de 5200 – 5000 avant notre ère. Céramiques de Diana-Bellavista (diapo)Céramiques de Diana-Bellavista
du Néolithique récent/final du sud de la péninsule italique, étaient mises en relation avec des céramiques grecques, notamment de la culture de Larissa. Et puis on a une culture par exemple du ...Chalcolithique italien, celle du Rinaldone, dont les grandes bouteilles (diapo),Chalcolithique italien - Rinaldone
étaient mises en correspondance avec celles présentes dans certaines cultures du Cycladique... La mécanique est assez simple et évidente: rien n’est spécifiquement italien, il faut chercher automatiquement vers l’Est -que ce soit en Grèce ou que ce soit dans la zone levantine ou anatolienne-, les origines des diverses cultures italiennes.
Voilà en gros quelle était la situation aux alentours de 1950, pour prendre un chiffre rond. Il y avait quand même des contradicteurs à cette vulgate childienne. Des chercheurs qui pensaient que les chronologies basses de Childe n’avaient pas lieu d’être, et que le Néolithique européen devait être perçu dans une durée beaucoup plus étirée, beaucoup plus épaisse, et que, sans nier les influences orientales, il fallait les minimiser. Alors quels sont ces gens qui ont contesté les idées de Childe ?
4 - Un contradicteur : Pedro Bosch Gimpera
Pour évoquer cette question, ouvrons d’abord une parenthèse : Childe pensait que le ...mégalithisme, une des grandes caractéristiques culturelles de l’Europe de l’Ouest, trouvait nécessairement ses origines au Proche-Orient, où existaient des cultures qui avaient une architecture très raffinée. Le modèle se serait diffusé vers l’Ouest, parmi ces premiers néolithiques européens. Ils ont donc fait du mégalithisme, ils ont essayé de répliquer la chose, mais en termes beaucoup plus grossiers, « barbares » en quelque sorte, à leur image. Et puis Childe s’était opposé tout au long de sa vie à la thèse d’Hubert Schmidt qui datait les mégalithes de la péninsule ibérique, un peu à vue d’œil à l’époque, d’avant 3000. Schmidt pensait que c’était plutôt l’inverse, c’est-à-dire que c’étaient les Occidentaux ibériques qui avaient influencé le ...mégalithisme crétois, autrement dit il prenait le mécanisme à rebours, pas de l’Est vers l’Ouest mais de l’Ouest vers l’Est. Schmidt a trouvé des relais, notamment chez Pedro Bosch-Gimpera (diapo),
Pedro Bosch-Gimpera
le fondateur d’une certaine façon de la Protohistoire ibérique. Celui-ci était professeur à Barcelone, mais il avait été son élève en Allemagne, et Bosch-Gimpera a développé tout au long de sa vie des idées, dans le domaine du mégalithisme, « occidentalistes ». Il croyait que les plus anciennes tombes mégalithiques de la Péninsule ibérique se situaient dans les régions montagneuses du Portugal, dans le Tras os Montes ou dans les Beiras. On a là des tombes circulaires, fermées, enterrées sous des ...tertres, et pour lui les populations qui avaient bâti ces tombes n’étaient autres que les descendants des Mésolithiques locaux. C’est une idée d’ailleurs qui, entre parenthèses, a couru également en Bretagne, et que l’on peut trouver sous la plume de certains auteurs qui ont écrit que les premiers mégalithes et les premières tombes collectives (ou plutôt ...sépultures multiples) de Bretagne devaient puiser leurs origines dans le fonds autochtone ...Mésolithique. La sépulture de Téviec (diapo),La sépulture de Téviec
sépulture double Mésolithique qui est conservée au Muséum de Toulouse et qui a été la vedette d’une exposition récente, pouvait illustrer ce propos. Cette idée de Bosch Gimpera, qu’il appliquait à la péninsule ibérique, a donc été reprise dans d’autres régions où il y avait un fonds Mésolithique important. Une autre raison le poussait à ne pas croire aux chronologies courtes de Childe : Bosch pensait que les cultures, souvent brillantes, du Néolithique et du ...Chalcolithique de l’Espagne et du Portugal avaient évolué sans à-coups, sans ruptures, de façon très progressive, et tout cela impliquait dans sa tête l’idée d’un système chronologique plutôt long, étiré dans le temps. De sorte que les chronologies « longues » de Bosch (qui faisait, par exemple, débuter le ...mégalithisme vers 4000/3500 avant notre ère, notamment les chambres rondes fermées suivies, autour de 3500, par les premiers ...dolmens à couloir, et puis ensuite, autour de 3000, voire au-delà, par les ...tholos de la culture de Los Millares), ont toujours paru un peu aberrantes à ses contemporains, parce que Childe, à cette époque, dominait la scène d’un point de vue intellectuel.
5 - Le Néolithique précéramique et les discussions sur l’hypothèse climatique
Donc Childe avait de son vivant déjà des contradicteurs. Il est mort en 1957. Son système avait été élaboré dès 1925 avec son ouvrage phare, L’Aube de la civilisation européenne, mais déjà, dans le courant des années 50, un peu avant sa mort, ses théories avaient commencé à se lézarder. Pourquoi ? D’abord parce que Childe était persuadé que la poterie et l’agriculture allaient de pair. Aujourd’hui, on sait que c’est faux, puisque on connaît des chasseurs-cueilleurs en Extrême-Orient qui ont la poterie dès 15000 avant notre ère. On sait qu’en Afrique, autour de 10000 avant notre ère, il y a déjà des chasseurs à poterie. Et puis, il s’est trouvé que, dans les années 50, Kathleen Kenyon (diapo)
Kathleen Kenyon
fouillait à Jéricho et qu’elle avait mis en évidence, sur ce site, l’existence d’un Néolithique sans poterie, qu’elle avait appelé Néolithique « précéramique » ou « acéramique ». Autrement dit, on voyait apparaître des chasseurs avec des poteries et puis on avait un Néolithique qui, lui, n’avait pas de poterie. Cette nouveauté, au cœur même d’une région dans laquelle s’était fabriqué le Néolithique, interpellait Childe bien entendu. Il en allait de même avec l’existence en Scandinavie, dans les contextes Mésolithiques de type Ertebolle, de poteries. Tout cela le laissait un peu perplexe. De même, l’influence égéenne dans le développement et la floraison des sépultures en ...tholos de l’Andalousie et du Portugal, telle qu’il l’avait défendue, donnait lieu à des critiques. Enfin et surtout, à partir en gros de 1950, le développement très actif des recherches au Proche-Orient, qui s’accompagnaient d’une attention toute particulière portée aux faunes et aux restes végétaux afin de mieux analyser les processus de domestication des espèces animales et végétales, allait déstabiliser sa fameuse « théorie des oasis ». Childe avait en effet émis une théorie selon laquelle le climat aurait joué un rôle essentiel dans l’émergence du Néolithique, l’aridité croissante qui s’était manifestée au Proche-Orient à la fin des temps glaciaires ayant poussé l’Homme à trouver d’autres pistes alimentaires que la chasse ou la cueillette traditionnelles. Les gens, contraints par cette aridité, se seraient en effet réfugiés près des points d’eau et, dans ces oasis, la promiscuité des plantes, des animaux et de l’Homme aurait finalement débouché sur la domestication des espèces animales et végétales. Cette théorie a commencé à être mise à mal dans le courant des années cinquante par Robert Braidwood, de Chicago. Contrairement à Childe, Braidwood était un homme de terrain, travaillant sur les lieux même où se passait la néolithisation. Il avait fouillé à Jarmo, un site du pré-céramique irakien. Il a beaucoup fouillé en Syrie, dans la région d’Antioche (diapo).
6 - Domestications et paléoenvironnement
Cet engouement pour la recherche paléoenvironnementale, qui s’est développée à partir des années 1950 pour mieux comprendre la naissance de l’économie néolithique et pour cerner les aires d’expériences, les laboratoires de la planète où s’étaient opérées les mutations, n’était pas quand même un problème tout à fait nouveau. Dès le XIXe siècle en effet, les botanistes s’étaient intéressés à ce sujet. Quelqu’un comme de Candolle, notamment, a écrit un ouvrage sur l’origine des plantes cultivées, dans lequel il avait essayé de cerner les zones où avait pu se produire la domestication des plantes. Et il a été suivi au XXe siècle par un auteur russe, Nicolas Vavilov (diapo),
Nicolas Vavilov
qui lui aussi a repris cette question. A cette époque-là, encore une fois, il n’y avait pas le radiocarbone, il n’y avait pas de datation absolue possible. De sorte que les botanistes étaient partis de la notion suivante : prenant une espèce donnée, dans la région où cette espèce, à l’état sauvage, présente le maximum de variétés, de variabilité, c’est probablement dans cette zone qu’a eu lieu la domestication de cette espèce. Ils ont alors émis toute une série d’hypothèses, qui souvent se sont révélées assez justes. Vavilov s’est trompé sur un certain nombre de pôles possibles, comme l’Abyssinie, mais globalement il y avait déjà une vision botaniste, botanique, de la domestication des plantes. Et elle explique aussi que, dans cet esprit, à partir des années cinquante, un auteur comme Richard Mc Neish s’y soit intéressé. Lui a travaillé au Mexique et en Chine pour essayer de percevoir les zones où avait pu se produire, en Amérique, la domestication du maïs et, en Chine, celle du riz.
A ce sujet d’ailleurs, les choses ont beaucoup changé, comme en témoigne par exemple l’ouvrage dirigé par Leroi-Gourhan, La Préhistoire, dans la Nouvelle Clio. Dans la première version, publiée en 1966, Gérard Bailloud a rédigé la partie sur le Néolithique. En 1966, il n’y a pas si longtemps donc, Bailloud disait « en gros il y a deux pôles pour le Néolithique : l’Amérique et l’ancien monde, et l’ancien monde c’est le Proche-Orient ». A cette époque-là, on n’estimait pas encore que la Chine pouvait avoir été un foyer autonome de naissance du Néolithique. On pensait qu’il y avait eu une dispersion rapide des blés et des moutons, ce qui est vrai, depuis le Proche-Orient vers l’est, mais que la Chine avait appliqué ensuite à ses cultivars, à ses plantes autochtones, dont le riz, un modèle qui était d’abord apparu au Proche-Orient, alors que les deux zones, Proche-Orient et Chine, sont complètement déconnectées au niveau de la naissance du Néolithique. Il faudra attendre le C14 et un certain nombre de datations pour voir comment les choses ont évolué.
Cette conjonction apparue à partir des années 1950, des études paléoenvironnementales et puis, petit à petit, des datations C14 qui sont allées en nombre croissant, a progressivement permis de mieux mettre en évidence les expériences locales de domestication des plantes et des animaux et de mieux cerner les divers foyers mondiaux du Néolithique. Cette carte (diapo),
Foyers mondiaux du Néolithique
un peu modifiée d’après Belwood, montre en rouge les divers foyers mondiaux du Néolithique et, avec les flèches, les zones où ces foyers ont diffusé. Si l’on considère les grandes céréales qui nourrissent la population de la planète aujourd’hui, le plus ancien, évidemment, c’est le Proche-Orient : orge, blé, légumineuses. Vous avez également le riz et le millet en Chine. Vient ensuite le maïs au Mexique. Vous avez par ailleurs des sortes de foyers secondaires qui sont toujours, eux, un peu plus récents. C’est évidemment le radiocarbone et l’élaboration d’une échelle chronologique absolue qui allaient, en Europe, faire évoluer très rapidement les choses, et engendrer pendant quelques années des débats mémorables. L’application du radiocarbone à la recherche archéologique, à partir en gros de 1960, a eu pour effet, premièrement, de vieillir considérablement les débuts du Néolithique par rapport aux théories jusque-là en piste, notamment celles de Childe ; deuxièmement, de montrer la durée de cette période, longue de plusieurs millénaires, alors que, dans le système compressé de Childe, tout était au contraire très compacté ; et, troisièmement, de démolir les anachronismes inhérents au système de Childe, fondé sur la compression des dates. Rappelons qu’au début on ne pratiquait pas la calibration, on se contentait de soustraire 2000 ans aux datations que proposaient les laboratoires (elles sont exprimées en b.p. (before present), le « présent » étant conventionnellement fixé à 1950), et qu’on a ensuite pratiqué la correction ...dendrochronologique pour avoir des datations calibrées.
7 - Controverses autour du radiocarbone
On peut dire que l’impact de la datation radiocarbone sur la Préhistoire européenne a été violent, d’une certaine façon, avec des débats qui ont duré pendant quelques années et qui ont mis à bas tous les systèmes chronologiques qui avaient été élaborés à la suite de la vision générale de Childe.
Il y a eu trois types de réaction chez les archéologues : ceux qui ont vu tout de suite les possibilités de cette nouvelle méthode, qui l’ont adopté immédiatement et qui ont en quelque sorte foncé dans cette nouvelle direction. Ceux qui n’y ont pas cru et qui ont tenté de trouver des biais, des arguments pour la déconsidérer. C’est le cas par exemple de Vladimir Milojčić, dans les Balkans, de Janos Makkay en Hongrie ou de Martin Almagro Basch, en Espagne, qui n’y croyaient pas. Ainsi, dans sa publication avec Arribas sur la ...nécropole de Los Millares, publiée en 1963, vous voyez systématiquement, malgré une première datation radiocarbone, les raccordements que fait Martin Almagro Basch pour rattacher à l’Egée les ...tholos du Sud de l’Andalousie. Et puis, il y a eu ceux qui étaient un peu sceptiques au début et puis qui, dans un second temps, se sont ralliés à la méthode, parce qu’ils en ont vu le potentiel novateur extraordinaire. C’est le cas de Glyn Daniel qui était childien au début et puis qui s’est rapidement raccroché à la méthode du radiocarbone, considérant que c’était « la plus grande révolution archéologique du XXe siècle ». Ou encore de Grahame Clark, qui a vite compris l’importance des datations C14 pour montrer l’origine proche-orientale du Néolithique européen, tout en restant fortement diffusionniste. Ainsi, cette carte (diapo)
La diffusion du Néolithique selon Childe, 1965
a été réalisée par Clark qui, déjà en 1965, en fonction des rares datations radiocarbones disponibles à l’époque, a bien montré que les datations antérieures à 5200 se trouvaient en Orient, les datations situées entre 5200 et 4000 se trouvaient en Europe moyenne, et puis que les plus récentes se trouvaient en Europe du nord-ouest. Donc déjà, en 1965, il faisait la démonstration qu’il y avait bien eu un courant de diffusion qui partait du Proche-Orient pour les débuts du Néolithique et qui arrivait en Occident. Et finalement, d’une certaine façon, ce sont les auteurs de la zone balkanique qui ont remis les pendules à l’heure au niveau chronologique, mais tout cela a été orchestré par C. Renfrew. Parce que Renfrew, dans toute une série de travaux publiés dans le courant des années soixante et début des années soixante dix, a totalement remis à plat le système de Childe en recréant un nouveau cadre européen. Sur ce document (diapo),
Chronologie de la Préhistoire récente en Europe orientale selon C. Renfrew
on retrouve à gauche le système de Childe : début du Néolithique en Europe 3500-3000, puis son évolution avec, en particulier, la mise en parallèle des cultures à céramiques lisses brillantes de Vinča avec celles de Troie. A droite, on peut observer le système de Renfrew. L’on voit tout de suite une grande différence avec le système de Childe : le début du Néolithique est daté de 6500 avant notre ère. Le Sesklo est ramené à 5400, alors que chez Childe il était estimé entre 3500 et 3000 : il y a systématiquement un vieillissement de 2000 à 3000 ans qui se produit, comme un re-étirement de l’accordéon, si l’on peut dire, et des datations qui sont désormais beaucoup plus conformes à la réalité.
8 - Mégalithisme et métallurgie
Dans la foulée, on s’est rendu compte que certaines originalités européennes ne pouvaient plus, contrairement aux idées de Childe, trouver leur origine au Proche-Orient, car les datations les plaçaient souvent dans un créneau chronologique plus ancien, et qu’il fallait attribuer à l’Europe, dans certains domaines, une certaine puissance créatrice. Deux points essentiels ont été développés, notamment par Renfrew : le mégalithisme occidental d’abord, pour lequel le C14 a démontré qu’il ne devait rien à l’Orient, qu’il s’agissait d’une création proprement occidentale. Renfrew a été précédé dans cette voie par deux auteurs français, Pierre-Roland Giot d’un côté et son élève, Jean L’Helgouach, qui ont été de fervents usagers du radiocarbone dès la fin des années 50 et qui ont montré que toute une série de datations permettaient de dater très haut les premières manifestations des ...dolmens armoricains. Deux sites ont été datés par Giot : les ...dolmens de l’Ile de Carn et le dolmen de l’Ile Bono. A l’époque, les datations (non calibrées) prenaient place vers 3200 avant, ce qui était déjà une révolution par rapport à ce que disait Bailloud dans son livre de 1955, qui les plaçait autour de 2300/2000 avant notre ère. Donc déjà, on les vieillissait d’un millénaire, et avec la calibration, au bout de quelques temps, on a rajouté ensuite un millénaire de plus,. Sur ce domaine du mégalithisme, à partir du moment où on s’est rendu compte que l’Europe était en quelque sorte un foyer de création du mégalithisme, s’est posée la question de savoir s’il y avait un foyer unique de création du mégalithisme ou plusieurs foyers distincts en Europe occidentale. Renfrew, qui était partisan d’un éclatement des foyers du ...mégalithisme, a proposé qu’il y en ait plusieurs (diapo) :Foyers du mégalithisme
probablement un en Bretagne, un au Danemark, un dans le Pays de Galles, un au Portugal, un peut-être en Andalousie et peut-être même en Irlande.
Le deuxième exemple d’originalité européenne, c’est la métallurgie. Alors, à l’opposé de l’idée d’une émergence technique au Proche-Orient, véhiculée vers l’ouest par les relais de l’Egée, Renfrew a souligné la précocité de l’aire balkanique, contrairement à Sangmeister qui insistait sur le rôle de l’Egée. Cette précocité de l’aire balkanique se base notamment sur la mise en évidence de deux grands gîtes d’extraction de minerai, le site d’Aï Bunar en Bulgarie et celui de Rudna Glava, avec les fouilles de Jovanovic, dans l’ex-Yougoslavie. Renfrew faisait observer que la métallurgie ne s’était réellement développée en Egée, même si on trouvait quelques traces sporadiques antérieures, qu’à partir du Bronze ancien, soit à partir en gros du IIIe millénaire avant notre ère.
D’un point de vue plus général, sans nier la place tenue par le Proche-Orient dans la construction du Néolithique comme pôle de domestication, l’idée s’est développée qu’il fallait chercher en Europe même les témoignages de son propre épanouissement culturel. Autrement dit, point de départ en Orient, mais très vite prise de distance de l’Europe qui échafaude ses propres cultures selon une inspiration très personnelle. Il s’est produit à ce moment-là une sorte de réflexion thématique autour de cette idée que l’Europe n’avait pas été seulement réceptive tout au long du Néolithique, réceptive d’idées qui venaient d’Orient, mais qu’elle avait aussi et à tous les instants généré des caractères créatifs qui lui étaient propres. Si vous voulez, le carcan qu’imposait la référence constante au Proche-Orient n’était plus de mise, et on peut dire que, grâce au radiocarbone, l’Europe est devenue dans les années 60-70 un champ de recherche de premier plan, avec en toile de fond cette idée d’une richesse originale dont il fallait décrypter les tenants et les aboutissants.
9 - Le développement des recherches sur le Mésolithique
Pour comprendre la naissance du Néolithique en Europe, si on admet que tout ne vient pas systématiquement d’Orient mais que les populations autochtones, ...indigènes, ont joué un rôle dans cette transformation des genres de vie, il faut évidemment connaître ces antécédents, il faut connaître le substrat antérieur, les chasseurs-cueilleurs qui vivaient en Europe auparavant. Il y a eu, à partir des années 60, toute une série d’études qui ont fleuri sur le ...Mésolithique européen, parce qu’on cherchait en quelque sorte la base, le substrat sur lequel s’était construit éventuellement le Néolithique, quelle que soit la part de la création ...indigène et celle des influx qui venaient d’Orient. Et cela a eu évidemment un contrecoup très important sur les études mésolithiciennes, puisque certains auteurs ont attribué à ce moment-là aux Mésolithiques, aux populations ...indigènes, un rôle central dans la néolithisation. Au fond, il s’est produit un coup de balancier dans l’autre sens : Childe, c’était « tout naît au Proche-Orient et tout diffuse », et ensuite d’autres ont dit « puisque finalement on est loin du Proche-Orient, il n’est pas sûr que le Proche-Orient nous ait tellement influencé ; pourquoi n’y aurait-il pas eu, au plan local, au plan autochtone, des populations qui seraient passées du stade de la chasse au stade de l’agriculture ? ». On discutera plus tard de ces idées, mais à ce moment-là la focale s’est portée sur le Mésolithique, et elle a été en quelque sorte enrichie par tout un contexte intellectuel.
D’abord, soulignons le rôle joué par Marshall Sahlins, dont le livre Stone age economics (diapo),
publié en 72 et republié en 76 chez Gallimard sous le titre Age de pierre, âge d’abondance, vante ces populations de chasseurs-cueilleurs qui se contentent d’un équipement matériel minimum adapté à une certaine mobilité, qui consacrent moins de temps à l’acquisition de la nourriture que les agriculteurs, ceux-ci pratiquant d’ailleurs des travaux par ailleurs plus contraignants. Il s’agissait donc de démystifier la perception misérabiliste que l’on avait jusque-là des Mésolithiques, et par là même de faire une critique de la notion de progrès, que l’on trouvait chez Childe mais aussi chez Braidwood, autrement dit évolution, trajectoire de l’Humanité, qui faisait que l’on passait de stades inférieurs vers des stades de plus en plus élaborés. On retrouve cette idée chez l’anthropologue Marshall Sahlins : « Les peuples les plus primitifs du monde ont peu de biens, mais ils ne sont pas pauvres car la pauvreté ne consiste pas en une faible quantité de biens mais simplement en une relation entre moyens et fins. C’est avant tout une relation d’homme à homme, un statut social ». On retrouvera évidemment des idées un peu semblables chez les préhistoriens, notamment en 1978 dans l’ouvrage magistral du docteur Rozoy sur le Mésolithique, Les derniers chasseurs (diapo). Celui-ci insiste notamment sur l’absence de toute autorité contraignante à cette époque, ainsi que sur l’absence, dans le même temps, d’un lieu susceptible d’exercer une forme de pouvoir sur les sites périphériques, chose qui va apparaître plus tard avec le Néolithique et, a fortiori, avec les villes. Pour Rozoy, « Nos ancêtres forment une société fraternelle pacifique, il n’y a pas plus de trace de guerre que de domination, et pour la même raison peu de travail investi à détourner », autrement dit pas de système capitaliste à cette époque-là. Et d’évoquer, dans le même ouvrage, « ces libres et insouciantes familles d’archers », dans une sorte de lyrisme à la gloire des Mésolithiques. Il n’est sans doute pas pertinent cependant d’aller aussi loin : il a été démontré depuis, en effet, que les Mésolithiques n’étaient peut-être pas aussi pacifiques que cela, comme le montre l’ouvrage de Roksandic sur les guerres, les conflits au Mésolithique, et en particulier sur les nombreux tués par flèche que l’on trouve dans certaines ...nécropoles des Portes de Fer, comme Schela Cladovei par exemple.
10 - Des chasseurs-cueilleurs dynamiques
Mais ce qui est intéressant, en restant sur ce thème intellectuel, c’est que l’intérêt porté aux civilisations autochtones de chasseurs du ...Mésolithique a donné lieu à une floraison de travaux absolument extraordinaire. Parmi ces travaux, il faut citer évidemment l’œuvre de Marek Zvelebil, en particulier, qui lui défend la vision autochtoniste par rapport à ces influences systématiques venues du Proche-Orient. Il sera fait mention ultérieurement de l’hypothèse de Ammerman et Cavalli-Sforza, mais il convient tout d’abord d’insister sur cette vision des pro-Mésolithiques de cette époque-là. Ils ne nient pas que le blé et l’orge viennent du Proche-Orient, mais la question qu’ils posaient était la suivante : l’extension du Néolithique a-t-elle réellement été celle d’intrus nombreux, issus d’un Proche-Orient surpeuplé ? Autrement dit, le Proche-Orient, donnant naissance aux premières civilisations agricoles, a-t-il engendré une forte poussée démographique et ces poussées démographiques se sont-elles diffusées à la fois vers l’Afrique, vers l’Est mais aussi vers l’Europe, ou est-ce qu’il n’y a pas eu, disait Zvelebil, simplement diffusion culturelle, c’est-à-dire diffusion des savoirs, les techniques de l’élevage, les techniques de l’agriculture, et non déplacement de populations ? Autrement dit, est-ce que ce sont les gens qui ont bougé ou seulement les recettes de l’agriculture et de l’élevage qui ont été adoptées de proche en proche par les chasseurs autochtones ? Y a-t-il eu en effet une rupture démographique brutale entre les Mésolithiques, supposés clairsemés, peu nombreux, et les Néolithiques, supposés nombreux ? Ne peut-on penser l’inverse ? Est-ce qu’on n’aurait pas eu affaire à des Mésolithiques bien adaptés à leur milieu, éventuellement nombreux comme on peut le voir dans certaines régions, la Baltique, le Portugal avec les Concheiros, les Portes de Fer où il y a toute une série de sites Mésolithiques importants, et là-dedans simplement de petits groupuscules fermiers qui viennent s’insérer dans un système bien en place ? Au fond, Zvelebil a pris le contre-pied d’une vision minimaliste des chasseurs-cueilleurs et a tenté d’en corriger la version passive qui était l’image qu’on leur conférait jusque-là, celle de pauvres ...indigènes qui subissent un système jugé plus dynamique qu’on leur impose. Pour lui, cette image est caricaturale : il prend pour preuve le caractère parfois innovant et dynamique des sociétés Mésolithiques d’Europe, qui ont pour lui déjà initié une forme de sédentarisation et dans lesquelles il peut déjà y avoir, d’un point de vue social, une forme de compétition et, évidemment, des formes d’inégalités sociales (diapo).
Dans ce sillage, plusieurs modèles ont été proposés, et notamment sur la notion de frontière, notion qui s’est développée à cette époque : frontière entre ces fermiers qui arrivaient du Proche-Orient et ces chasseurs-cueilleurs autochtones, indigènes. Et plutôt que d’envisager des processus brutaux de colonisation, M. Zvelebil et P. Rowley-Conwy notamment ont évoqué des processus graduels de néolithisation, caractérisés par des interactions constantes entre les deux types d’économie, entre les autochtones et les « intrus », si l’on peut se permettre ce vocabulaire. Avec d’abord une phase initiale où les deux économies, les deux populations, sont en contact, avec des échanges d’objets : des relations qui restent limitées encore dans un système général où l’économie de chasse reste dominante. Puis une phase de substitution, qui est marquée par une plus grande compétition entre les deux formes d’économie, les deux sources de subsistance, la chasse d’un côté et l’agriculture de l’autre, les fermiers accentuant en quelque sorte leur propre transformation au contact des Mésolithiques. Et puis enfin, une phase finale de consolidation, au cours de laquelle la chasse perd progressivement de son importance face à l’agriculture et l’élevage. Il ne s’agit donc pas dans ce modèle d’une néolithisation brutale mais d’un processus inscrit dans une certaine durée, une néolithisation progressive, avec une implantation de l’agriculture dans un choix qu’assument les autochtones eux-mêmes. Il y a eu d’innombrables schémas, de modèles là-dessus, mais tout ceci reste bien entendu très théorique. L’objectif idéologique sous-jacent est de démontrer que les indigènes européens n’ont pas été les victimes d’une intrusion externe, mais qu’ils ont évolué à leur guise, et s’ils se sont néolithisés, c’est qu’ils l’ont bien voulu, à leur rythme et en imposant leur propre tempo.
11 - Néolithique et indo-européanisation
Cette critique par Zvelebil des idées de Childe notamment s’est doublée d’un autre problème, que l’on peut résumer très rapidement : c’est le problème indo-européen, qui a surtout émergé à partir du moment où Renfrew s’est intéressé à cette question. Au début, il a travaillé sur le mégalithisme, sur la métallurgie, donc il a pris le contre-pied de Childe, il a dit « au fond, même si le Néolithique vient du Proche-Orient, les grandes spécificités que sont le ...mégalithisme et la métallurgie sont typiquement européennes ». Il était autochtoniste d’une certaine façon. Et puis, à partir du moment où il s’est intéressé à la question indo-européenne, il est devenu diffusionniste. Il a essayé de voir quelle pouvait être l’origine des langues indo-européennes –en réalité, c’est là un vieux problème de linguistes. Mais il a voulu étudier ce problème sous l’angle de l’archéologie, et à partir de là, il est devenu diffusionniste, il a dit « au fond, à partir du moment où le Néolithique diffuse, ces fermiers amènent avec eux d’abord eux-mêmes, donc des gènes orientaux, mais aussi des langues et notamment des vocabulaires qui sont liés à la nouvelle économie, l’économie agricole ». Ils transmettent donc à l’Europe des gènes humains, des gènes animaux, puisque les animaux domestiques suivent, et en même temps des langages, des vocabulaires. Donc on peut faire travailler en symbiose la linguistique, la génétique et l’archéologie. Et il en est venu à une vision diffusionniste à partir du Proche-Orient. Il a laissé tomber la métallurgie et le mégalithisme qui ne l’intéressaient plus, et dans sa nouvelle problématique, il a travaillé dans cette direction. Evidemment, ce qui le gênait, ce sont les zones où les Mésolithiques étaient puissants, soit, comme déjà signalé, le Portugal, la Baltique, le Nord de l’Europe, les îles britanniques, l’Ukraine, les Balkans, etc., les zones où il y avait des foyers Mésolithiques importants. Pour lui, le vrai Néolithique c’est le Rubané parce que là, on a quelque chose qui part du Proche-Orient, qui se transforme pour devenir le Danubien sur le Danube, qui arrive jusqu’à l’Occident, et ceux-là, au fond, ce sont les vrais descendants des orientaux qui diffusent le Néolithique. En caricaturant un peu, on peut dire que Zvelebil s’est engouffré dans la faille, en disant « c’est bien joli, mais Renfrew fait l’impasse sur la ceinture des Mésolithiques, ces Mésolithiques qui ceinturent l’Europe, du Portugal à la Bretagne à la Baltique et à l’Ukraine. Il n’en parle pas car cela gêne son système explicatif ». Zvelebil a donc contesté cette indo-européanisation systématique du continent européen en liaison avec la propagation du Néolithique, la vision de Renfrew qui voyait cela comme le transfert d’une proto-langue unique, homogène. Lui, au contraire, insistait sur la résistance supposée à cette uniformisation linguistique de l’Europe, et il a montré qu’il y avait des zones où ce système ne marche pas. Et c’est vrai qu’il y a des zones où cette indo-européanisation ne marche pas : c’est le cas du Caucase par exemple, néolithisé à partir du Proche-Orient mais qui a conservé des dialectes qui n’ont rien à voir avec l’indo-européen. Il y a également le cas basque qui est bien connu.
12 - Thèses indigénistes
De tout cela il a résulté une vision autochtoniste à partir du ...Mésolithique, mais qui a également influencé les néolithiciens. On a vu fleurir dans les années 60-70 une véritable vague autochtoniste. Des archéologues ont défendu l’idée que souvent les racines, sinon économiques, mais tout du moins culturelles, se trouvaient dans les diverses régions où ils travaillaient. Un cas qui est très intéressant, très particulier, c’est celui de la Grèce, de par sa position géographique à proximité du Proche-Orient. Dans le courant des années 60-70, le grand néolithicien de la Grèce, c’était Dimitrios Theocharis. Il avait repris à Sesklo, le site éponyme, les vieilles fouilles de Tsountas, et il avait refouillé ou réétudié un certain nombre de sites grecs (Sesklo, Argissa, Soufli, Achilleion, Gediki) et avait observé, à la base de la stratigraphie de ces sites, la présence, dans l’horizon néolithique, d’agriculture et d’élevage, mais aussi l’absence de poteries. On retrouvait un système connu au Proche-Orient, avec Jericho. Il s’est donc dit « en Grèce, il existe un système qui fait que le Néolithique, l’économie de production, débute dans un horizon où il n’y a pas la poterie », et il s’est interrogé pour savoir si la Grèce, indépendamment du Proche-Orient, n’avait pas connu le même système d’évolution, mais à part. Autrement dit, on serait en Grèce reparti à zéro par rapport au Proche-Orient, et la Grèce aurait recombiné en quelque sorte, aurait recréé elle-même, sur ses propres bases, un système néolithique à partir d’un horizon précéramique, acéramique. Il était à cette époque-là, pourrait-on dire, comme « boosté » par les théories de l’école de Cambridge, une école de paléo-environnementalistes qui était dirigée par Eric Higgs, un spécialiste de la faune, qui émettait les thèses suivantes sur la domestication animale : « En fonction des potentialités locales, il a pu exister des tentatives de domestication dans de très nombreux points de la planète. (N’essayons pas de trouver un, deux, trois ou quatre foyers du Néolithique : pour la domestication animale, il a pu y en avoir beaucoup plus). On ne saurait donc tout ramener à deux ou trois pôles moteurs comme le Proche-Orient ». Deuxièmement, faisait observer Higgs, la domestication des espèces animales n’est pas un état figé, autrement dit un point de non-retour, un processus progressif et sans involution possible. Tout dépend de la relation des animaux avec l’Homme à un moment donné. Si cette relation est forte, elle peut déboucher sur la domestication, mais cette relation peut se distendre et l’animal peut reprendre un statut naturel, un statut sauvage. En voyant dans la domestication ou dans le ...marronnage, le contre-courant, un état progressif dans un sens ou dans l’autre, Higgs et son équipe ont pris la mesure de la lenteur de ces processus et cherché des termes de passage éventuel entre les deux états, état sauvage et état domestique. Il a donné naissance à toute une école. Ses élèves ont travaillé surtout sur les populations de chasseurs-cueilleurs. Cela a abouti, il faut le dire tout de suite, à des exagérations, à des théories qui sont aujourd’hui totalement abandonnées, mais qui à l’époque étaient nouvelles et semblaient novatrices. Par exemple, on a vu des gens qui ont proposé l’hypothèse d’une domestication du renne dans le Sud-ouest de la France dès le Paléolithique supérieur. D’autres, E.C Saxon notamment, ont travaillé en Afrique sur l’éventuelle domestication du mouflon à manchettes. On essayait de trouver des racines autochtones, à partir des espèces connues sur place, à la domestication animale. Higgs notamment défendait l’idée qu’en Grèce du Nord, on pouvait avoir une domestication du bœuf et du sanglier. En Crimée aussi, il pouvait y avoir une domestication des suidés. Pourquoi ce flot d’hypothèses ? Tout simplement, pourrait-on dire, à cause du radiocarbone. On n’avait pas à l’époque en effet encore suffisamment de datations radiocarbones, et partout où il y avait des datations radiocarbones qui apparaissaient relativement justes et anciennes et où on avait des espèces domestiques, on disait « pourquoi pas là, là on a une date ancienne avec telle espèce, etc ». Ainsi le radiocarbone, qui a rendu tant de services, pouvait aussi piéger les archéologues ou les archéozoologues pourtant pleins de bonne foi.
13 - Auteurs autochtonistes
Tout cela apportait de l’eau au moulin de Theocharis, en Grèce. À Nea-Nikomedeia notamment, où on avait des dates très anciennes, on disait qu'il y avait du bœuf à 6200 avant notre ère. Puisque il y avait des aurochs sauvages dans cette région, il pouvait y avoir des bœufs domestiques. Puisqu’il y avait des sangliers en Crimée, ils pouvaient avoir évolué sur place, sous l’effet d’une action anthropique, et donner naissance au porc. On voit bien comment s’est construite, petit à petit, l’histoire du Néolithique. Ce n’est pas une histoire simple en définitive, elle est faite de contradictions permanentes. Parmi les autochtonistes des années 60-70, on trouve aussi Dragoslav Srejović. Professeur à Belgrade, il fouillait à ce moment-là sur les rives du Danube ce site mésolithique assez extraordinaire qu’est Lepenski Vir, avec notamment ces blocs gravés assez étonnants (diapo).
Le site montrant des traces de néolithisation, Srejović essayait de voir comment ces ...indigènes mésolithiques, ces chasseurs-cueilleurs, avaient pu en se transformant sur place –c’était surtout des pêcheurs et des collecteurs-, comment ces gens-là, dans un milieu très fermé –le milieu des Portes de Fer c’est une série de canyons à travers lesquels le Danube passe, fraie son lit, son chemin- avaient pu évoluer. Lui se disait « au fond, la néolithisation ce n’est pas la peine d’aller la chercher au Proche-Orient, peut-être y a-t-il eu introduction de l’agriculture, mais il faut chercher sur place les moyens, du point de vue de la société, qui permettaient de passer d’un état à un autre ». Et à Lepenski Vir, il voyait que les maisons, ces fameuses maisons très caractéristiques en trapèze –au passage, on discute aujourd’hui pour savoir si ce sont vraiment des maisons, on voit comment les idées ont évolué-, étaient très alignées (diapo). Pour lui, il devait y avoir déjà une sorte d’autorité supérieure qui était à la tête de ce village, et qui montrait qu’on était déjà sorti du stade des chasseurs-cueilleurs. Cette société avait évolué sur place, se créant des codes sociaux différents, inventant un système différent qui était en marche vers le Néolithique. Srejović disait « il y a le Proche-Orient, il y a la Grèce, mais il y aussi le Danube, et tout cela forme une sorte de grand pôle du Néolithique. Le pôle originel du Néolithique, il n’est pas au Proche-Orient, mais il est dans toute une série d’expériences qui remontent jusqu’à l’Europe moyenne ».
Il y a eu d’autres autochtonistes bien entendu, parmi lesquels on peut citer en particulier M. Escalon de Fonton. Ce dernier avait fouillé à Châteauneuf-les-Martigues un site –le site éponyme du Castelnovien- où il avait trouvé du Mésolithique surmonté par du Néolithique ancien cardial (diapo).
Il y avait exhumé des restes de mouton dans les niveaux du Mésolithique, donc il disait « il y a une néolithisation autochtone des Mésolithiques, ces gens se néolithisent. Ils reçoivent la céramique et l’agriculture de l’extérieur, mais ils ont déjà domestiqué le mouton ». Il y avait une sorte de patriotisme provençal là-dedans, en minimisant les apports externes et en gonflant en quelque sorte les effets autochtones, indigènes, de la néolithisation.
On peut passer assez rapidement sur ces choses-là, sur cette vision autochtoniste ou indigéniste qui s’est manifestée à cette époque-là, et qui a été, il faut insister sur ce point, favorisée par certaines datations radiocarbones qui n’étaient pas bonnes, qu’on a survalorisées. Ces datations étaient anciennes et caractérisaient, croyait-on, les plus vieilles formes du Néolithique. On a dit par exemple « voyez en Italie, on a, à Coppa Nevigata, de la céramique à - 6200. C’est de la céramique imprimée : si on regarde la céramique imprimée du Proche-Orient à cette époque, on a des dates qui sont pas plus anciennes, ce n’est donc pas la peine de regarder au Proche-Orient ». Ce genre de raisonnement, fondé sur des dates qui étaient fausses, a pu paraître pertinent : à - 6200 en fait, à Coppa Nevigata, on avait daté du Mésolithique, comme cela a été démontré par la suite. Ce genre de raisonnement fait qu’à un moment donné s’est constituée cette vague autochtoniste en faveur des créations spécifiques européennes. Mais il ne faut pas croire que tout cela a été simplement dû au radiocarbone. Il y avait un processus intellectuel beaucoup plus global qui s’est développé en Europe et qui fait que l’on revisitait certains aspects de l’archéologie avec un œil « indigéniste ».
14 - Éloge de la différence
Citons d’abord, dans les années 60-70, le poids du structuralisme de Claude Lévi-Strauss. En défendant les idées que toutes les cultures sont respectables, que les différences sont au cœur de l’identité de chacune, le concept que chaque société a de sa propre histoire, de ses limites, de ses traditions qui sont construites dans la durée, s’est développée l’idée que chaque culture possède sa propre autonomie, son histoire spécifique, et de ce point de vue, que toutes les sociétés sont respectables, quel que soit leur état, leur statut, leur niveau d’évolution. Ce point de vue était contraire à la mise en évidence des ressemblances, des diagonales : on cultivait la différence à partir de ce moment-là. Dans ce climat-là, certains archéologues ont été pris dans l’idée que c’est en faisant des focales sur le détail qu’on pouvait comprendre les choses, et pas en se contentant de visions très générales.
Un autre point qui caractérise cette époque-là, à rapprocher du patriotisme d’Escalon précédemment évoqué, c’est que, parfois, autochtonisme peut coller avec nationalisme. La mise en avant de traits spécifiques ...indigènes finit par engendrer une sorte de chauvinisme local, une prise de distance par rapport aux cultures périphériques, et par soutenir l’idée que chaque culture peut se développer sans contact majeur avec celles qui l’entourent. En voici un exemple, et même deux. Le premier, c’est le cas de l’URSS, l’Union soviétique, où pendant longtemps, sous le communisme bien entendu, l’évolution des cultures était interprétée selon divers stades survenus en vase clos, par dynamique interne. Autrement dit, l’URSS n’avait pas besoin de l’étranger pour expliquer sa propre histoire. On en revient à la théorie des stades que l’on retrouvait chez Marx déjà, et qui était à nouveau appliquée à ce moment-là. Autrement dit, on évoquait une évolution qui se faisait par paliers, ces stades étant le résultat d’une évolution interne marchant par mutation, par à-coups. On a eu le même problème au Japon, un pays où le nationalisme est très fort. Au Japon il y a une culture de chasseurs-cueilleurs, le Jomon, qui se développe à partir de 10-12000 avant notre ère et qui dure pratiquement jusqu’au Ie millénaire avant notre ère. C’est une culture qui évolue sur place, qui connaît déjà la céramique, qui a la prédation essentiellement comme base économique, mais qui connaît des formes d’évolutions sociales : il y a de la compétition, il y a des différences de statut. Et, à un moment donné, ce Jomon est remplacé par une culture qui apporte à la fois la métallurgie et, surtout, l’agriculture. Mais admettre que l’agriculture puisse être quelque chose venu de l’extérieur est un peu considéré comme déshonorant, parce que cela implique des apports de populations externes ce qui met en cause la pureté de la Nation. S’il y a eu ces contacts en terme d’agriculture, il y a forcément eu des vecteurs, des vecteurs humains, qui l’ont apportée, donc deux populations se sont mêlées. Donc ces notions passent, ou passaient, assez difficilement dans certains pays.
Une autre raison motivant les positions autochtonistes des années 60-70 est un sentiment, né de la deuxième guerre mondiale et qui s’est développé peut-être un peu plus tôt, dans le courant des années 50-60, lié aux décolonisations qui ont eu lieu à travers le monde. Beaucoup de nations sont alors parvenues à l’indépendance et ont souhaité, à ce moment-là, réécrire leur propre histoire qui, jusque-là, avait été écrite par les colonisateurs. « Nos ancêtres les Gaulois » en Afrique, par exemple. Avec l’indépendance, on souhaitait tirer un trait sur les histoires « officielles » des colonisateurs, et on souhaitait élaborer sa propre histoire, en poussant au maximum une vision très autochtoniste, très locale. Les livres de Cheikh Anta Diop par exemple, pour l’Afrique, sont classiques de ce point de vue.
Ce problème de la décolonisation ne s’est pas traduit simplement dans le domaine de l’histoire et de l’archéologie, mais aussi dans d’autres domaines, notamment dans le domaine de l’anthropologie. Chez les Français, par exemple, qui ont donné de grands anthropologues, la mode en anthropologie était d’avoir des terrains exotiques : on allait le plus loin possible, on faisait soit des monographies soit des synthèses, et on revenait en France en montrant des populations très différentes des nôtres et en bâtissant des modèles, etc. Avec la décolonisation, il y a eu un repli des études anthropologiques sur la France. C’est à ce moment-là, dans les années 60-70, que le CNRS a lancé en France de grandes opérations anthropologiques, c’est-à-dire ethnologiques, et aussi parfois bio-anthropologiques, d’un point de vue de l’anthropologie physique, parce que on s’était rendu compte qu’on allait étudier très loin des populations et que souvent on ne connaissait pas celles de l’Hexagone. Le CNRS a créé à cette occasion ces grandes RCP (Recherches Coopératives sur Programme) régionales, comme l’Aubrac, le Châtillonais, les Bretons de Plozévet, et puis la RCP Pyrénées, dont J. Guilaine a été le directeur entre 1973 et 1978. Ces grands projets multidisciplinaires, où l’archéologie était d’ailleurs tout à fait mineure, portaient essentiellement sur l’histoire, l’anthropologie, l’anthropologie physique, la génétique, la linguistique, etc. Dans ce climat, on revenait vers une vision plus locale, plus autochtoniste des problèmes.
15 - La théorie de la vague d’avancée
C’est dans ce contexte, et ils ont eu d’ailleurs beaucoup de mérite alors que la vague autochtoniste battait son plein dans ces années 60-70, que très courageusement deux auteurs, un généticien, Lucas Cavalli-Sforza, et un archéologue, Albert Ammerman, ont pris le contre-pied de cette vague autochtoniste et ont échafaudé la fameuse théorie de la « vague d’avancée ». Ils ont donc pris le contrepied de la vision autochtoniste qui était devenue classique. Eux ont remis l’accent sur le Proche-Orient et sur la diffusion, autrement dit plutôt que de s’intéresser à faire des zooms locaux, ils se sont dit « il faut reprendre le problème d’un point de vue général », et ils ont repris le vieux système de Childe, ensuite réélaboré par Renfrew lorsqu’il s’intéressera à l’Indoeuropéen. Ils ont mis au point un diffusionisme modéré, qui tâche de concilier l’origine orientale du Néolithique européen avec un certain degré de mixage avec les populations autochtones. Le point de départ de cette réflexion, c’est cette carte (diapo)
Diffusion de l'agriculture en Europe selon G. Clark
de Grahame Clark, qui, en 1965, à partir des premières datations radiocarbones, alors non calibrées, a montré l’existence d’un gradient sud-est/nord-ouest, montrant clairement une diffusion de l’agriculture à travers le continent. Ammerman et Cavalli-Sforza sont partis de l’idée d’un migrationnisme est-ouest régulièrement marqué par des hybridations des migrants avec les populations ...indigènes (diapo). Autrement dit, ils ne nient pas les « mariages » entre populations migrantes et populations autochtones, dont les effets combinés avec l’agriculture ont donné rapidement une considérable augmentation de population qui a fini par éliminer les groupes strictement chasseurs. Pour eux, la progression a été lente. Ils se trompent un peu : ils mettent en Irak le foyer d’origine du Néolithique, alors qu’il est un peu plus à l’Ouest, au Levant, et ils disent « 4000 km entre l’Irak et l’Irlande ou le Nord des îles britanniques, et entre les premières datations du Néolithique ici et les premières datations du Néolithique là, 4000 ans, donc rythme de la diffusion, grosso modo, en moyenne, 1km par an ». Autrement dit, le Néolithique a diffusé pendant 4000 ans sur 4000 km. J. Guilaine a critiqué ce modèle, en montrant que cette diffusion régulière ne tient pas compte de la diversité des cultures, et que chaque fois qu’une culture (diapo) se crée, elle ne se crée pas du jour au lendemain. Autrement dit, il y a la zone où se forme le Néolithique, au fond c’est le ...PPNB du Proche-Orient, il diffuse jusqu’en Turquie centrale, puis il y a un moment de latence, un moment de pause, puis ensuite ça redémarre assez vite, et le Néolithique arrive sur le Danube, à travers un groupe principal qui est le Starčevo. Là aussi il y a une pause, pause durant laquelle ces Néolithiques sont obligés de reconstruire une autre culture pour s’adapter au milieu de la grande forêt tempérée. Et donc de cette fermentation, si on peut dire, se crée une nouvelle culture, le Danubien, qui, une fois constituée, diffuse très vite jusqu’au Bassin parisien et jusqu’à l’embouchure du Rhin. Il n’y a donc pas un système régulier, mais au contraire un système arythmique qui procède par bonds, mais chaque fois avec un temps de pause durant lequel interviennent des processus complexes de recombinaison.
Revenons un peu en arrière. Cavalli-Sforza n’est pas archéologue, il est généticien. Ce qui l’intéressait, c’était évidemment l’aspect génétique. Cavalli-Sforza avait fait une sorte de cartographie des données dont on disposait à l’époque. Il n’y avait pas l’ADN, évidemment, dans les années 60, on se fondait sur les groupes sanguins, sur les protéines du sang, et il se rendait compte que la carte géographique que l’on pouvait faire avec les populations contemporaines, actuelles, autrement dit celles du XXe siècle, donnait une image qui reproduisait, d’une certaine façon, le gradient Est/Ouest que Clark avait mis en évidence à partir des datations C14. Il a dit « au fond, la carte géographique de la génétique des populations actuelles de l’Europe reproduit la carte de diffusion du Néolithique, c’est donc que le Néolithique a joué un rôle essentiel dans le génome des Européens d’aujourd’hui ». Tout cela a été discuté, d’un point de vue génétique, puis rediscuté maintenant qu’on a l’ADN, l’ADN mitochondrial, les lignées féminines, le chromosome Y, les lignées masculines, tout cela est un peu remis en question, mais cette idée, à l’époque, était une idée intéressante. Donc voilà ce qu’on peut dire sur la vague autochtoniste, puis sa critique par Cavalli-Sforza et Ammerman.
16 - Retour au terrain : l’archéologie des processus
Pendant que se déroulaient ces divers débats, dans les années 60-70, les fouilles allaient bon train. Elles se multipliaient partout, autant en Orient qu’en Europe. Par ailleurs, l’introduction de la calibration, grâce aux corrélations avec les datations ...dendrochronologiques, permettait de mieux cerner la chronologie des faits, avec souvent un vieillissement des dates. De plus en plus, également, se développaient des fouilles extensives. La place accordée à la reconstitution des paléoenvironnements devenait de plus en plus importante, et très vite on s’est rendu compte que le Proche-Orient n’avait aucun compétiteur sérieux, aucun concurrent crédible pour s’attribuer les souches de plantes ou d’animaux domestiques, parce que les blés et les orges sauvages, comme les moutons et les chèvres sauvages, ne se trouvent qu’au Proche-Orient. On s’est donc progressivement rendu compte que l’origine du Néolithique était bien au Proche-Orient et que l’Europe n’avait engendré aucune forme de domestication, ni des plantes, ni des animaux. A une époque, on a dit que l’engrain, qui est une variété de blé, existait aussi en Grèce. Du coup, Theocharis disait « il y a du blé sauvage ici, il n’y a pas de raison qu’il n’y ait pas eu de domestication sur place ». Mais, non. Pour les animaux, c’est exactement pareil. Pour les moutons et les chèvres, il n’y avait pas de compétiteur puisque leurs origines, leurs formes sauvages ne sont qu’au Proche-Orient. Mais on avait les aurochs et les sangliers en Europe, et certains disaient « mais pourquoi pas une domestication de l’aurochs et du sanglier en Europe ? ». Aujourd’hui l’ADN a balayé tout cela, il est bien démontré que la domestication de ces espèces s’est opérée au Proche-Orient.
Alors justement, le développement des fouilles extensives d’habitats et de ...nécropoles, et surtout la restitution du paléoenvironnement, ont entraîné un fort intérêt pour les problèmes purement économiques : occupation du sol, caractère de l’habitat et de son évolution, aspects sociaux à l’occasion, en gros mise en lumière des aspects fonctionnalistes de la recherche archéologique. Après une archéologie qui avait été jusque là purement culturaliste -c’est-à-dire qu’il fallait définir les caractères culturels qui permettaient de différencier telle culture de telle autre-, on s’intéressait désormais davantage à l’archéologie des habitats, la paléoécologie, les processus d’adaptation des cultures ou des communautés à leur milieu, le dépassement de la typologie des objets pour mieux cerner leur technologie et leur fonction, la nécessité de penser tout cela dans un système intégré. De tout ceci pouvait, pensait-on, par comparaison, émerger quelques lois générales sur l’évolution des processus historiques, quelle que soit la variété des situations locales et la multiplicité des exemples. La vision était à la fois fonctionnaliste, systémique –théorie des systèmes, imbrication-, et anthropologique. Au fond, il s’agissait de percevoir comment au fil du temps et des milieux, l’Homme s’était adapté à des conditions diverses, et comment son esprit inventif lui avait permis de créer des modèles d’adaptation plus ou moins originaux.
Lewis Binford (diapo)
Lewis Binford (crédit photo : Southern Methodist University, Dallas)
(crédit photo : Southern Methodist University, Dallas) est souvent cité comme le chef de file de cette archéologie des processus, ou archéologie processuelle, ou archéologie processualiste, archéologie qui se voulait être une nouvelle archéologie (New Archaeology), laquelle ouvrait aussi sur l’interdisciplinarité puisque on commençait à chercher des modèles en économie, en sociologie, en ethnologie, etc.
17 - Une archéologie sociale
Et parallèlement à cette ambition, se développait alors une réflexion anthropologique sur les divers stades d’évolution de l’Humanité. Ce n’était pas nouveau, cette problématique existait déjà au XIXe siècle, avec les travaux de Morgan, Engels, Frazer, etc. C’est pourquoi l’on parle, à propos de ce mouvement des années 60-70, de « néo-évolutionnisme », auquel sont attachés des auteurs comme Marshall Sahlins (supra), Elman Service ou Morton Fried. Ces gens pensaient que l’Humanité avait, au cours de sa trajectoire, connu des organisations sociales de plus en plus élaborées. C’est le système des néo-évolutionnistes : les bandes paléolithiques, les tribus néolithiques, les chefferies protohistoriques, et puis les Etats qui correspondent à l’intégration la plus poussée des individus. Passons sur toutes les controverses qui sont liées à ces propositions et qui ont d’ailleurs été revues récemment, notamment par Alain Testart qui vient de nous quitter mais dont on ne peut que conseiller la lecture de son livre, son esquisse, Eléments de classification des sociétés, dans lequel on retrouve une sorte de critique de cette vision, anglo-saxonne essentiellement, néo-évolutionniste des années 60-70.
On s’est interrogé évidemment à partir de ce moment-là sur ces approches sociales. Comment fonctionnaient les villages du Néolithique ? Quels types de relation existaient entre les individus ? Quelles différences de statut pouvaient exister entre ces individus : différences de rang, différences de classes, etc. ? Les positions sociales au Néolithique sont-elles dues au mérite, à la naissance, à la parenté, à l’âge ? Quelles sont les relations de parenté qui pouvaient exister : relations biologiques, relations symboliques ? Quand apparaissent les premières inégalités sociales, les processus de hiérarchie, les sociétés de classes ? Quelle est la validité du concept de chefferie ? Ce concept a fait couler beaucoup d’encre, il a été appliqué puis ensuite très discuté, compte tenu de la grande variété de modèles que ce terme pouvait recouvrir. Autant de questions qui ont commencé de gagner la réflexion archéologique, avec des débats sans fin, car on entrait dès lors dans une archéologie théorique qui a du mal à mettre en adéquation les données matérielles, qui constituent le fait basique, bien entendu, de l’archéologie, et la construction de modèles d’organisation sociale qui conserve un large aspect spéculatif. Aller du fait à l’hypothèse n’est pas facile et suppose la mise en place entre les deux d’intermédiaires fiables, si l’on veut que la proposition finale ait quelques chances d’être sérieuse.
Prenons quelques exemples pratiques de cette archéologie sociale, qui émerge également dans le courant des années 70. Citons d’abord le poids qu’a pris, en France même, l’archéologie funéraire et ses approches de terrain très affinées, avec des pionniers en France qui ont été par exemple Claude Masset, Jean Leclerc ou Henri Duday, qui ont substitué à l’anthropologie classificatoire de l’époque d’Henri Vallois puis de Raymond Riquet, une étude davantage axée sur les pratiques funéraires, la gestion des tombes, le cadavre pris comme témoin social ou indice démographique. Ce dernier aspect vous le trouverez aujourd’hui notamment dans les travaux de Jean-Pierre Bocquet. Quel sens donner aux ...sépultures collectives, comme celle (diapo)
Hypogée des Boileau (Vaucluse)
fouillée par E. Mahieu à Sarrians, dans le Vaucluse ? Quel est leur éventuel filtrage à l’entrée ? Autrement dit, est-ce qu’il y a eu une sélection des défunts ? Et sur quelle base ? Que peut-on déduire d’une tombe individuelle sur la position sociale du défunt ? Ces débats, initiés à cette époque-là, sont toujours d’actualité, bien entendu.
On a eu aussi, à cette époque, davantage recours à une approche plus intégrée de toutes les données, funéraires certes, mais aussi techniques, économiques, symboliques, pour définir les caractères d’une société et les changements qui peuvent s’opérer en son sein au fil du temps. Les inégalités sociales peuvent-elles apparaître dès le Néolithique ? En quoi, par exemple, l’apparition de la métallurgie a-t-elle pu modifier, avec la spécialisation de certains individus -les fondeurs, les artisans, etc.-, la complexité sociale ? L’exemple bien connu des tombes de Varna en Bulgarie, où l’on voit quelques personnages qui sont enterrés avec une profusion d’objets de métal, d’or en particulier, montre que ce processus est à l’œuvre au moins dès le Ve millénaire. Il y a une trentaine de tombes qui sont bien dotées, dont une en particulier (T. 41) l’est de manière tout à fait magnifique (diapo).
Sur la ...nécropole de 300 tombes, les 270 ou 260 autres tombes n’ont qu’un mobilier réduit, insignifiant voire inexistant. Autre exemple, les grands monuments carnacéens du Ve millénaire (autour de 4500 avant notre ère). Ces très grands tumulus (diapo) , qui ont nécessité pour leur construction la mobilisation de nombreuses personnes, ont été bâtis pour simplement quelques personnages de haut rang que l’on a gratifiés de haches d’apparat (diapo) , qui sont des haches dont les gîtes se trouvent dans le piémont alpin, ou de perles en ...variscite, qui viennent de l’ouest de la péninsule ibérique.
Donc on observe dans les années soixante dix des dénivelés sociaux qui commencent à interpeller les archéologues. Comment se présentaient ces sociétés néolithiques ? Autrement dit, on passe d’une archéologie qui a un caractère matériel à une véritable archéologie sociale, qui nous fait réfléchir au fond sur l’organisation même de ces diverses sociétés. Que penser par exemple du passage des premiers mégalithes à couloir, qui ne comportent encore que quelques individus, aux grandes tombes collectives avec de nombreux individus ? Est-ce que dans le premier cas on a des sujets qui sont déjà sélectionnés, choisis ? Probablement, mais sur quels critères ? Par la suite l’on construit ces grandes tombes collectives dans lesquelles on a parfois des centaines de personnes enterrées. Est-ce qu’à un moment du Néolithique, il y a eu une sorte de tassement de la hiérarchie ? Est-ce qu’il y a eu une sorte de « démocratisation », si on peut employer ce terme, de la tombe ? Est-ce qu’il y a une sorte de halo volontaire pour masquer la personnalité des individus à cette époque-là, au profit du concept de groupe, de communauté ? De tout ceci, l’archéologie a commencé de débattre et continue de débattre actuellement.
18 - Le courant post-processualiste
Après cette archéologie processuelle mais aussi sociale des années 60-70, et ce sera le dernier point de cet exposé, s’est développé à partir des années 80 un autre courant, dont on peut certes trouver les prémices bien avant mais qui est venu se juxtaposer aux autres théories et pratiques de l’archéologie à ce moment là. On parle d’archéologie post-processualiste, post-processuelle, post-moderne, ou encore d’archéologie cognitive, ou d’archéologie symbolique. On trouve en fait de nombreux termes, qui sont plus ou moins synonymes. De quoi s’agit-il ? Evidemment, ce courant n’est pas né ex nihilo, mais il a été favorisé, lui aussi, par un courant intellectuel plus général qui s’est développé alors dans les sciences humaines et qui a eu des retombées dans la plupart des disciplines relevant de ces sciences humaines. Et en archéologie, ce courant s’est construit, d’une certaine façon, en critiquant le positivisme, le matérialisme de la recherche et de la réflexion archéologique, son fonctionnalisme aussi. Les partisans de ce courant ont posé ce type de question : que peut-on attendre d’une archéologie qui bâtit toutes ses interprétations à partir de simples vestiges matériels ? (c’est grave, car c’est le fondement même de la discipline.) Cette approche traditionnelle, basique, est-elle à elle seule suffisamment solide, fiable, pour tenir des discours sur les sociétés disparues ? Ce constat, nouveau, était lié à la montée, dans les domaines de l’histoire et de la philosophie des sciences, de nouvelles approches de caractère herméneutique, c’est-à-dire fondées sur l’étude des signes à interpréter, comme les éléments symboliques d’une culture. D’autre part, vers la fin du XXe siècle, la montée en puissance des sciences cognitives, attachées au fonctionnement du cerveau humain et de ses capacités, ont contribué à faire émerger ce type d’approche. Est alors apparue une autre archéologie, davantage intéressée par les approches symboliques, les représentations idéelles, mentales, des populations du passé, plutôt que par ses aspects strictement matériels. L’objectif était alors d’approcher la pensée, « the mind », les structures mentales, les concepts symboliques des préhistoriques, ce qui constitue certainement l’un des aspects les plus stimulants de nos études. On était allé jusqu’à essayer d’échafauder des théories sur les sociétés, on met alors la barre encore plus haut : comment pensaient ces gens-là ? On essaie donc d’atteindre un niveau toujours plus élevé dans les objectifs, en assumant bien entendu le caractère spéculatif de ces approches et de leurs conclusions. En même temps, lorsqu’on leur fait le reproche de pratiquer une archéologie trop théorique, ces archéologues font observer que les interprétations fondées sur la seule culture matérielle ne sont pas plus fiables.
19 - Ian Hodder : la domestication de l’Europe
Cette archéologie a eu ses pionniers : Hodder, Shanks, Tilley, etc. Elle est aussi inspirée de Lévi-Strauss, d’une certaine façon, de La Pensée sauvage notamment, et fait d’ailleurs appel à des définitions structuralistes. Un exemple est donné par l’ouvrage bien connu de Ian Hodder, The domestication of Europe (diapo) : il intéresse très directement cet exposé, mais on pourrait se référer aussi à d’autres ouvrages de ce chercheur. L’idée basique de Hodder, dans cet ouvrage, c’est que la pression démographique, les nécessités de l’économie, la compétition sociale, qui sont des concepts qui sont généralement manipulés par les archéologues pour expliquer les caractères et les changements dans les sociétés anciennes, ne sont pas forcément les plus opératoires pour expliquer les comportements humains. Il faut selon lui mettre en avant les structures symboliques car, pour lui, la culture matérielle ne peut « donner qu’une représentation indirecte et mythique des relations humaines ». Pourquoi ? Parce que la vision matérielle de l’archéologie n’insiste que sur la fonction utilitaire, tandis que la culture au-delà de son aspect matériel a aussi, selon lui, une fonction abstraite et symbolique. Et ce sont ces éléments-là qu’il faut, évidemment, essayer de décrypter. Dans son ouvrage sur la domestication de l’Europe, la vision d’Hodder est un peu structuraliste, elle est fondée sur l’opposition nature/culture, concept qui a été discuté depuis, mais l’ouvrage date de 1982 et ces concepts ont été revisités plus tard, notamment par Philippe Descola dans un ouvrage récent. A cette époque, cette opposition nature/culture était opératoire. Donc la nature évidemment c’est l’inné, c’est le sauvage, c’est l’agreste, c’est le forestier, c’est l’étranger, l’étrange, etc. La culture, au contraire, c’est l’acquis, c’est le domestique, c’est l’apprivoisé, c’est l’intérieur, c’est ce qui est propre à la maison, à la domus. Et les rapports entre ces deux entités vont, au Néolithique, entraîner selon lui une sorte de domestication sociale des individus. Cette domestication se fait essentiellement à travers un élément, qui est la maison, la domus. Autrement dit, l’Homme néolithique se domestique lui-même à travers le milieu dans lequel il vit, c’est-à-dire à travers la maison. La maison pérenne, qui date essentiellement du Néolithique, joue un rôle essentiel : la maison devient en quelque sorte le média qui va permettre de transformer le naturel, c’est-à-dire l’inné, le sauvage, en culturel. C’est dans la maison, ou autour de la maison, qu’on va domestiquer les animaux, mais aussi qu’on va domestiquer l’argile, la terre, dont on va faire la maison, dont on va faire le foyer, le four, la céramique. Il faut aussi essentiellement domestiquer la mort. La mort, c’est la peur, c’est le sauvage en quelque sorte. Lors de cérémonies de valorisation des ancêtres, l’on va enterrer les morts dans la maison même, sous le sol des maisons. En quelque sorte, on domestique la mort à travers des rites de dramatisation de celle-ci, avec notamment les fameux prélèvements des crânes (diapo). Vous savez qu’on prélève les crânes dans certaines sépultures, chez certains sujets, on les badigeonne, autrement dit on les fait revivre. Ils sont morts, on les rend à la vie en quelque sorte en leur donnant un visage, des yeux, une bouche, un nez, etc. Au passage, il faut rappeler que cette théorie a été un peu contestée depuis par Testart, qui pense que ces prélèvements de crâne ne sont pas dus à un culte des ancêtres, mais plutôt à des prélèvements de sujets morts à la guerre : autrement dit, on prélève des crânes sur des sujets qui ont été tués et dont on fait des sortes de trophées.
20 - Le Tout symbolique
Refermons cette parenthèse et revenons à I. Hodder. Ce dernier pense, notamment, que la femme, avec cette représentation classique de cette statue de Çatal Höyük est associée au danger, au sauvage : il s’agit essentiellement de la domestiquer, autrement dit de maîtriser le caractère sauvage, naturel, de l’individu féminin. La femme est associée au sauvage, aux fauves, aux vautours, à la mort. Vous la voyez ici, (diapo)
Statuette de femme - Çatal Höyük
elle trône, elle est accoudée sur deux fauves. Elle est donc liée au danger, à la nature la plus redoutable. Il faut donc contrôler ce sauvage : la maison, qui est un espace clos, sera surtout celui de la femme. On la domestique aussi, de la même façon que l’on domestique la mort : en l’emprisonnant dans le sol de l’habitation. Vous voyez le rôle important que la femme va occuper dans ce milieu qui est désormais le sien. Et les figurines qui sont très nombreuses dans tout le Néolithique du Proche-Orient, mais surtout dans tout le sud-est de l’Europe, sont liées également à des espaces féminins. D’ailleurs, au début du Néolithique, presque toutes les figurines représentées sont des femmes, et pratiquement jamais des hommes : le pourcentage d’hommes représentés à cette époque-là est pratiquement insignifiant. Vous voyez donc, il y a une association matérielle, symbolique, qui lie la maison, la femme, le four, la poterie, la préparation des aliments, la production domestique, le filage, le tissage, etc. C’est que la femme, à son tour domestiquée, devient domesticatrice. Elle transforme, elle a la possibilité à son tour de transformer le sauvage en domestique. Et l’homme n’est pas visible dans ce genre de culture : ni dans les tombes, ni dans l’intérieur, etc.
Et qu’est-ce qui va se passer ensuite? Dans le sud-est de l’Europe, mais on peut appliquer le raisonnement à d’autres régions, il va se produire une inversion dans le courant du Néolithique : vers la fin du Néolithique, c’est l’inverse qui va se passer. Autrement dit, on verra essentiellement, non pas des maisons mais on verra essentiellement des tombes, nombreuses, souvent bien dotées, riches, qui sont des tombes d’hommes. Vous avez une inversion, de la maison vers la sépulture, de la femme vers l’homme, mis en avant pour caractériser les traits les plus importants de la culture. Cet exemple montre bien comment chaque culture a des éléments caractéristiques : à certains moments, c’est la femme, à d’autres moments, c’est l’homme, à certains moments, c’est la maison, à d’autres moments, c’est la tombe. Par exemple, en Europe occidentale, certes il y a des tombes dans le Danubien, mais l’élément clé que l’on voit dans le paysage, qui affirme la culture, c’est la maison danubienne, ce sont ces grandes maisons qui font entre 10 et 40 mètres de long qui sont essentiellement visibles dans le paysage (diapo).
Si vous passez ensuite au Néolithique moyen, on ne voit plus de maison, mais par contre on voit les ...dolmens, on voit les mégalithes. Autrement dit, symboliquement, la culture est matérialisée à travers des éléments qui sont de grandes tombes mégalithiques (diapo). Toute culture s’affiche par des bâtiments ou des symboles emblématiques. On pourrait trouver des auteurs français qui ont un peu défendu ce point de vue : c’est le cas de Jacques Cauvin, bien entendu, qui a une vision très symbolique de la néolithisation, avec cette opposition femme/bucrane qu’on trouvait déjà chez Mellaart à propos de Çatal Höyük. Alors cette archéologie symbolique, qui est encore d’actualité, est, en raison de son aspect très souvent spéculatif, forcément plus fragile, plus ouverte aux effets de mode. Hodder lui-même a contesté par la suite les fameuses déesses ou femmes qui se trouvent sur les murs des maisons de Çatal Höyük, ces personnages que Mellaart considérait comme des femmes donnant la vie, des parturientes. Hodder est revenu sur cette interprétation, et il en fait des représentations de peaux d’ours ou de léopard, des trophées de chasse. Les fameux bucranes (diapo), depuis Mellaart ou Cauvin, sont présentés comme des symboles masculins, traduisant la force, la virilité du taureau. L’idée a été revue, contestée par Testart, qui prend des exemples ethnographiques en Asie du sud-est, où il voit des empilements de crânes qui sont liés à des festins, c’est-à-dire qu’à certains moments une maison, une maisonnée, paye la fête, tue un bœuf et invite les gens du quartier à manger et puis ensuite, pour fêter, pour garder une mémoire de l’événement, on empile le crâne de la bête que l’on a sacrifiée. Donc il y a une mémoire, une histoire de la maison, de ses capacités à inviter aussi, qui est matérialisée à travers ce type de représentations. Notons comment cette archéologie symbolique, spéculative, peut donner lieu -c’est le propre de toutes les archéologies- à des reconsidérations, à des contestations et à la proposition de nouveaux modèles.
21 - Conclusion : une succession d’archéologies
Pour conclure, soulignons que ces grandes tendances historiographiques qui ont, depuis le XIXe siècle, dominé l’archéologie néolithique, ne doivent pas être perçues de façon trop rigide au plan de leur succession chronologique. On a mis successivement en évidence toute une série d’évolutions dans l’archéologie. Une archéologie des peuples, au XIXe siècle, à tendance nationaliste. Une archéologie des débats Orient/Occident, puis une archéologie plus stratigraphique, typologique, culturaliste. Puis on est passé à une archéologie des processus, une archéologie économique, paléoécologique, ensuite à une archéologie sociale et enfin à une archéologie symbolique. Cette déclinaison est valable très grossièrement, en fonction des modes, des centres d’intérêt, des courants intellectuels, qui ont influencé le milieu archéologique, mais ce ne sont que des étapes historiques globales. Il n’empêche qu’à toutes les époques de l’archéologie il y a eu des pionniers, des chercheurs qui ont débattu de questions qui ne seront remises au goût du jour et approfondies que bien plus tard. Dès le XIXe siècle, certains matérialistes ont fait déjà de l’archéologie économique. Les évolutionnistes du XIXe siècle faisaient déjà de l’archéologie sociale. Et Breuil ou Leroi-Gourhan ont fait de l’archéologie symbolique bien avant qu’apparaisse le mouvement post-processuel. Par ailleurs, l’archéologie est cumulative, c’est-à-dire qu’une autre forme d’approche archéologique ne met pas un terme aux approches précédentes : les recherches sur la pensée des préhistoriques n’ont pas mis un terme, et heureusement, aux approches culturalistes, processuelles ou sociales. Mais il ne faut pas oublier que l’archéologie est aussi un domaine de compétitions et d’enjeux, et donc de pouvoir, chaque tendance s’imaginant que sa position, sa façon de pratiquer l’archéologie, est la meilleure qui vaille. Qu’est-ce qui prévaudra demain dans l’archéologie ? Une approche fonctionnaliste, c’est-à-dire matérialiste, ou une approche cognitiviste, c’est-à-dire tournée plutôt vers les processus symboliques, idéels ? Le sentiment de l’auteur de ces lignes est que toutes ces approches ont leur intérêt et qu’aucune ne doit être ostracisée. L’archéologie est une science sociale, dont la crédibilité ne peut être établie en dehors des sciences de la nature et des sciences dites dures. C’est cette position d’interface entre socioculturel d’un côté, biologique et matérialité de l’autre, qui fonde le socle de nos études, et leur confère originalité. Trop s’écarter, dans un sens ou dans l’autre, de ces fondements, serait hasardeux.
Haut de page