image de fond filigrane
  • GLOSSAIRE
  • BIBLIOGRAPHIE
  • document pdf
    Téléchargez la partie I
  • plus
    • LES CONFÉRÉNCES
      EN VIDÉO
      • - Historiographie du Néolithique. Par Jean Guilaine Partie 1 / le 2 février 2012
      • - Historiographie du Néolithique. Par Jean Guilaine Partie 2 / le 9 février 2012
      • - Historiographie du Néolithique. Par Jean Guilaine Partie 3 / 10 avril 2014
Bas de page

HISTORIOGRAPHIE DU NÉOLITHIQUE - PARTIE I

 

Ceci n'est pas une conférence car dans une conférence, l'orateur, habituellement, essaie de séduire le public en étant le plus brillant possible. Ce n'est donc pas une conférence. Ce n'est pas non plus un cours, dans la mesure où un cours est quelque chose de construit, et ce n'est pas non plus un séminaire, c'est-à-dire un petit exposé qui donne lieu à un débat avec le public. Ça sera plutôt une série de réflexions à bâtons rompus sur ce sujet qu'est l'historiographie du Néolithique. Je suivrai un ordre chronologique bien entendu, mais il y aura des va-et-vient entre des choses récentes et des choses anciennes.

 

Une histoire planétaire

 

Cette leçon est consacrée à la question de l'historiographie du Néolithique qui, d'une certaine façon, reste encore à faire. Comment cette période, qui a vu l'implantation de l'agriculture dans le monde à partir de quelques berceaux, de quelques épicentres (diapo),Les principaux foyers du Néolithique dans le monde
Les principaux foyers du Néolithique dans le monde
a pu être pensée, expliquée, par les archéologues, mais aussi peut-être par des gens d'autres disciplines, parce que le Néolithique est un espace qui intéresse les archéologues, mais qui intéresse aussi les botanistes, les zoologues, les psychologues, les historiens tout court, les historiens des religions, etc. Comment, au fond, a pu être pensée cette période, lorsque la discipline préhistorique s'est mise en place et lorsqu'elle s'est progressivement développée? Sur ce point, la focale peut varier. On peut aborder des questions théoriques très générales, mais les exemples présentés seront essentiellement puisés dans le monde méditerranéen et le monde européen.

 

On va faire d'abord un petit commentaire de carte.  C'est une carte tirée de Peter Bellwood, un peu modifiée pour les chronologies, qui présente les principaux foyers du Néolithique dans le monde. Le Néolithique n'est pas un phénomène qui est né en un seul point du monde, comme on l'a cru à un moment, qui s'est développé et réparti à partir de là, mais c'est une série d'expériences autonomes, différentes les unes des autres, et qui ont pu émerger dans un certain nombre de points de la planète. Celle qui va nous intéresser directement dans cette leçon, évidemment, c'est le Proche-Orient, qui voit l'apparition des premières plantes cultivées (orge, blé, légumineuses) vers 9000-8000 avant notre ère. Sur la carte, on se rend bien compte qu'en fait cette zone du Proche-Orient est l'épicentre du Néolithique le plus ancien connu. Il y a évidemment aussi la Chine avec le riz et le millet, vers 8000-6000 avant notre ère et le Mexique (avocat, haricot, maïs), vers 8000-3000 avant notre ère. Ce sont les trois gros pôles, en quelque sorte. Il y a aussi, un peu plus récemment peut-être, la région andine (piment, pomme de terre, maïs probablement), vers 5000-3000 avant notre ère. Le manioc, avec un point d'interrogation, pour l'Amazonie, car on ne connait pas exactement sa zone de domestication. Une sorte de foyer secondaire se trouve dans l'Est des Etats-Unis, nettement plus récent, et puis il y a ces cas un peu particuliers que sont la Nouvelle-Guinée (banane, vers 6000-5000 avant notre ère) et puis l'Afrique sub-saharienne, qui elle est plus tardive (mil, riz africain, sorgho vers 3000-1000 avant notre ère). Voilà à peu près les lieux de naissance du Néolithique. Il n'y a donc pas une néolithisation dans le monde mais il y a des néolithisations, et ces néolithisations sont indépendantes, elles sont autonomes les unes des autres.

 

Les hypothèses des botanistes

 

C'est là qu'on en arrive à l'historiographie : quelle est la chronologie historique, récente, qui a permis d'individualiser ces divers foyers? Les botanistes y réfléchissent depuis au moins le XIXe siècle, sinon avant. Les botanistes ont une méthodologie intéressante, puisqu'ils ont en fait cartographié les zones de présence des espèces sauvages et ils se sont dit : « Là où cette espèce sauvage a sa plus forte densité, c'est, grosso modo, l'endroit où a eu lieu la domestication de l'espèce ». Sur cette base il y a des gens, comme Augustin Pyrame de Candolle, qui au XIXe siècle ont repéré que la Chine et l'Amérique centrale pouvaient être des lieux de domestication des plantes. Mais il y a eu quand même beaucoup de débats, comme par exemple autour des travaux de Nicolas Vavilov, qui a fait un très gros travail de localisation des plantes sauvages à travers le monde et qui a défini de probables foyers de domestication. Il en voyait notamment un dans la corne de l'Afrique, dans la région qu'on appelait à l'époque l'Abyssinie, aujourd’hui l'Ethiopie, foyer qui n'a pas été retenu par la suite. L’idée que ces foyers sont autonomes n’a pas toujours été de mise. Ainsi, quand André Leroi-Gourhan a publié dans les années 1960 la première version de la Préhistoire, dans la collection Clio, Gérard Bailloud, à qui il a confié le soin de parler du Néolithique mondial, considère qu’il n’y a que deux foyers, le Proche-Orient et l'Amérique. Autrement dit, pour lui, le foyer chinois n'existait pas. On ne pensait pas encore à cette époque que le foyer chinois pouvait être autonome, on pensait qu'il y avait eu une sorte de diffusion des connaissances depuis le Proche-Orient vers l'Est. C'est probable pour le blé, bien entendu, mais il n'empêche que vous avez en Chine un foyer autonome qui concerne le millet et le riz. Le foyer, par exemple, de Nouvelle-Guinée, on l'a ignoré jusqu'aux années 1950-1960. L'Afrique, c'est un peu plus compliqué, parce qu’il y a eu un peu une sorte de mirage africain. Pendant longtemps, on a pensé que le Sahara pouvait être un foyer de domestication. Et on a considéré que l'Afrique pouvait être un pôle important de naissance du Néolithique. En fait, on se rend compte aujourd'hui que la situation est très ambiguë, parce que l'Afrique est un des continents où la céramique apparaît très tôt. C'est un continent où il y a peut-être eu, c'est un débat qui existe encore aujourd'hui, un  foyer de domestication du bœuf, mais, pour ce qui concerne l'agriculture, c'est un foyer qui est relativement tardif, puisque les espèces qui ont été domestiquées en Afrique, le mil, le riz africain, le sorgho surtout, ne le sont pas avant le troisième, peut-être même le second, millénaire avant notre ère.

 

Au Proche-Orient : un ou des pôle(s) ?

 

S’il n’y a pas eu qu’un unique lieu d’apparition du Néolithique, le nombre de foyers de naissance de l'agriculture à travers le monde est, cependant, finalement limité. A partir de ces épicentres, l'agriculture s'est, tantôt rapidement, tantôt plus lentement, diffusée vers des périphéries de plus en plus lointaines. La ligne rouge visible sur la carte (diapo)Les principaux foyers du Néolithique dans le monde
Les principaux foyers du Néolithique dans le monde
c'est la ligne de démarcation, en gros, de l'agriculture préhistorique. Vous vous rendez compte que certaines régions ne sont pas touchées : elles le seront plus tardivement, voire ne le seront jamais. Les flèches noires signalent ou soulignent, grosso modo, des axes de diffusion à partir de ces divers épicentres vers leurs périphéries. Dans la mesure où c'est lui qui est à la base de la néolithisation de l'Europe, c'est le foyer proche-oriental qui nous intéressera ici plus directement. Ainsi, est-ce que dans les zones qui sont considérées comme des pôles d'émergence il y a vraiment, à l'intérieur d'une même zone, une région précise dans laquelle a pu se réaliser la domestication ; ou est-ce que dans une zone, qui est relativement vaste à chaque fois, il y a plusieurs endroits, plusieurs lieux qui interviennent? Autrement dit, à l'intérieur de chaque épicentre, est-ce qu'il y a une zone clé, une zone nucléaire, ou est-ce qu'il y a plusieurs zones nucléaires qui évoluent simultanément? Il n'est pas interdit de penser qu'au Proche-Orient même il y ait eu plusieurs épicentres, c'est-à-dire qu’à l'intérieur du gros épicentre du Proche-Orient, il y ait eu plusieurs régions de cette partie du monde qui aient concomitamment avancé dans la voie menant vers des configurations et des sociétés de type néolithiques. C'est d'ailleurs ce qu'on retrouve dans l'historiographie. Dans les années 1950, on enseignait que Jéricho, dans le Levant sud, était le berceau du Néolithique. Pourquoi ?. Parce que, à ce moment-là, il y avait Kathleen Kenyon qui fouillait à Jéricho. Elle avait repris les vieilles fouilles de John Garstang et elle avait mis en évidence une stratigraphie assez extraordinaire, très étirée, où il y avait, à la base, de l’Epipaléolithique (ce qu'on appelle le Natoufien, les derniers chasseurs-cueilleurs) et ensuite, au -dessus, il y avait de très gros niveaux qui appartenaient à un Néolithique précéramique. C'est elle qui a proposé cette distinction entre un niveau Néolithique précéramique A, caractérisé en particulier par des maisons circulaires et, à Jéricho, par cette grande tour et ce rempart, et ensuite ce précéramique B, caractérisé par des maisons quadrangulaires. Et entre  le Natoufien et ce premier précéramique A, on rencontrait ce qu'on appelle le Khiamien, une période mal connue et qui voit le développement des premières pointes d’El Khiam qui dureront ensuite dans le bulle...PPNA. Donc, dans les années 1950 c'est Jéricho qui, d'une certaine façon, par sa nouveauté, introduisait, à partir d'une stratigraphie détaillée, une vision qui pouvait prétendre démontrer que le Néolithique était bien identifié là et que, peut-être, il s'agissait d'un épicentre. Mais il faut toujours resituer ça dans l'histoire de la discipline : dans la première moitié du XXe siècle, la figure emblématique du Néolithique, c'était Gordon Childe, (diapo)Gordon Childe
Gordon Childe
mi australien mi anglais, et Childe n'était pas très chaud pour considérer qu'il pouvait exister des Néolithiques sans céramique. Pour lui, le Néolithique, ça marchait avec la céramique. Les propositions de Kenyon, à ce moment-là, étaient nouvelles.

Mais dès cette époque, d'autres chercheurs fouillaient ailleurs, bien entendu. Robert Braidwood avait ainsi commencé de fouiller le site de Jarmo, mais aussi d’autres sites dans la zone des hautes vallées du Tigre et de l'Euphrate, qui pouvaient suggérer qu'il existait là, peut-être, une domestication précoce des moutons et des chèvres. L'idée qu’il pouvait y avoir, à l'intérieur du grand épicentre proche-oriental, des zones diverses qui intervenaient dans la néolithisation commençait donc à se faire jour. Donc on a commencé par le Levant sud, ensuite on a parlé du Zagros. Grâce aux fouilles américaines, notamment celles d'Andrew Moore à Abu Hureyra sur l'Euphrate, celles ensuite de Jacques Cauvin et de son équipe à Mureybet, plus tard encore celles de Danièle Stordeur à Jerf el Ahmar, l’attention fut attirée sur l'Euphrate moyen.. Si vous lisez le livre de Cauvin paru en 1994 vous voyez qu’il accorde une grande importance au Levant nord : d'après lui en effet, c'est une zone pionnière dans l'avancée vers la domestication par rapport au Levant sud. Après la guerre, dans ces régions, la Préhistoire a surtout été faite en Israël, parce que le pays était plus moderne, qu’il avait plus de moyens financiers et donc il y avait une recherche très forte dans le Levant Sud. A partir du moment où des gens se sont intéressés au Levant nord et ont montré que cette zone était peut-être plus pionnière, plus précoce dans la néolithisation, ça a un peu posé des problèmes d’ordre idéologique, parce que les Israéliens n’ont pas toujours  bien vécu qu'on leur prenne le leadership, si on peut dire, de l'avancée du Néolithique. Braidwood, Stuart Campbell et d'autres avaient commencé à fouiller plus au Nord en Turquie, dans les hautes vallées. Mais ce sont surtout les Allemands qui ont travaillé dans cette zone, en particulier avec le site exceptionnel exploré par Klaus Schmidt à Göbekli Tepe (diapo).

Site de Göbekli Tepe

Site de Göbekli Tepe

Si on se place du point de vue de l'histoire de la recherche, on voit bien comment, au gré des découvertes, l'œil se rive tantôt sur un secteur, tantôt sur un autre. Finalement, c'est le point de vue qui prévaut actuellement, il y a probablement dans la sphère de la néolithisation plusieurs zones qui ont évolué simultanément, ont marché parallèlement pour aboutir aux sociétés néolithiques que nous connaissons. Le mouvement de balancier continue d’ailleurs et le Levant sud reprend du poil de la bête, si l’on peut dire, avec les travaux menés à Chypre, qui est en prise avec le continent depuis fort longtemps (dès le bulle...PPNA, sinon avant), ou ceux de chercheurs britanniques, en particulier archéobotanistes, qui disent qu'au fond, les plus anciennes céréales domestiques qu'on connaît sont dans le Levant sud. Les choses sont donc très compliquées, elles évoluent, elles peuvent varier au gré des publications et il est très difficile de dire qu'au Proche-Orient les choses se sont passées dans tel endroit ou tel endroit. Il semble que, concomitamment, plusieurs secteurs aient progressé parallèlement vers le Néolithique. Retenez aussi que ces choses-là pouvaient et peuvent encore entraîner des frictions d’ordre idéologique, voire nationaliste et que le caractère forcément international de cette recherche à forts enjeux donne lieu parfois à des tensions entre chercheurs, voire entre pays.

 

Un domaine à défricher

 

Après cette petite digression, venons-en au sujet lui-même. Hormis les synthèses que l'on peut  trouver au plan régional ou national, une histoire du Néolithique au plan français et européen est une chose qui reste à faire. Il est vrai que le Néolithique a moins tenté les historiens que le Paléolithique. Si vous regardez quelque bons livres qui sont sortis récemment, par exemple La France préhistorienne d’Arnaud Hurel publié en 2007, l'ouvrage de Nathalie Richard Inventer la Préhistoire en 2008, ou celui un peu plus ancien de Noël Coye, La Préhistoire en parole et en acte en 1998, l'histoire de la Préhistoire se résume souvent à l'histoire du Paléolithique, le Néolithique n'est guère traité. Ce n’est pas vraiment dérangeant, car on peut considérer que le Néolithique, ce n'est pas de la Préhistoire, c'est déjà de la Protohistoire. La période a été raccrochée à la Préhistoire dans la mesure où c'est la continuation d'un Age de la pierre et que, d’un point de vue technique, on peut comprendre cette chose-là. Mais si on se place d'un point de vue économique et social, à partir du moment où l’on a des sociétés qui deviennent des communautés rurales, on se trouve aux racines mêmes du monde historique et, à ce titre-là, on peut penser qu'on est déjà dans de la Protohistoire, il n'y a pas de rupture entre le Néolithique et l'Age du Bronze. On peut toujours dire : « Mais est-ce qu'il ya une  rupture entre le Paléolithique et les derniers chasseurs cueilleurs, et le Néolithique? ». Non, dans les zones d'épicentre, parce que là ce sont des sociétés bulle...indigènes autochtones qui ont muté sur place et qui sont devenues d'autres sociétés. Mais dans les zones où le Néolithique a été importé, la rupture existe au point de vue économique, et sûrement aussi social. Quoi qu’il en soit, l'histoire du Néolithique est quelque chose qui reste à faire. Peut-être aussi, si on reste dans le cas de la France, peut-on dire que cette situation est due au fait que le décollage scientifique du Néolithique y est récent. On peut dire en effet qu'il a démarré, grosso modo, vers 1950, après la deuxième Guerre Mondiale. Il y a bien sûr eu d'excellents chercheurs auparavant, mais la professionnalisation ne s'est réellement réalisée qu'à partir de la deuxième Guerre Mondiale, avec le CNRS et, plus tardivement, avec les universités, qui ont longtemps été un peu à la traîne au niveau de l'enseignement du Néolithique. Donc on jouait sur un certain handicap, contrairement aux universités anglo-saxonnes, anglaises en particulier, qui ont produit de brillantes synthèses sur le Néolithique à partir de la fin du XIXe siècle, et surtout pendant la première moitié du XXe siècle : les Français étaient compétents en Paléolithique et mauvais en Néolithique, et les Anglais c'était l'inverse, pour caricaturer. Le fait qu'il n'y ait pas d'historiographie du Néolithique vient aussi peut-être du fait que nous jouons sur des périodes récentes, sur des périodes de courte durée par rapport à l'immensité des temps paléolithiques. Pour les temps paléolithiques, l'historiographie met en jeu des problèmes plus larges: changements climatiques, fauniques, etc., problème liés à l'évolution de l'espèce humaine sur de très longs millénaires. Mais on a sans doute aujourd’hui suffisamment de recul pour commencer à réfléchir sur une historiographie du Néolithique, et on ne peut qu’encourager les étudiants à prendre de tels sujets. Alors, évidemment, il n’est pas possible dans le cadre de cette présentation d'embrasser la totalité du sujet : il nous faudra prendre une sélection d'exemples, sur lesquels portera assez régulièrement un jugement très personnel. Nous portons tous nous, archéologues, l'ambigüité de la profession, c'est-à-dire que nous sommes des hommes ou des femmes de terrain, nous sommes appelés à réfléchir d'abord sur des faits ponctuels qui sont localisés dans le temps et dans l'espace, c'est-à-dire qui ont, au départ, un intérêt local ou régional, dans la mesure où ils s'insèrent dans un déroulement chrono-culturel donné. Mais évidemment, on n'échappe pas aux mécanismes de réflexion qui insèrent ces données dans des processus plus généraux, processus historiques, sociaux, économiques, etc. L'intérêt de l'archéologie n'est pas de se noyer dans le détail, mais de déboucher sur une vision plus générale du comportement de l'Homme, aussi diverses que soient les traductions matérielles de ses productions. Cela veut dire que l'archéologue est obligé de fluctuer en permanence, du particulier au général et vice versa, du concret au théorique, du matériel à l'immatériel1.

 

Longtemps : le poids des chronologies basses

 

La méthode de  datation par le radiocarbone a été inventée en 1950 par Wilard Frank Libby aux Etats-Unis. Pendant un certain nombre d'années, nous, les archéologues, avons vécu sur des chronologies relatives. Pour déterminer, pour définir des bulle...cultures, on n'avait que des chronologies relatives. De sorte que tout ce qui concerne l'historiographie du Néolithique jusqu'aux années 1950, voire 1960, le temps que le radiocarbone arrive sur le marché et devienne, en quelque sorte, banal pour les archéologues, jusque vers 1950-1960 donc, nous avons vécu sur des chronologies imparfaites. Un exemple particulier va nous permettre de bien comprendre à la fois la façon dont ces chronologies relatives étaient construites et le poids qu’elles ont fait peser ensuite sur l’évolution –ou la stagnation- de la discipline.

Pour la Troade, l'Anatolie occidentale, la Grèce, la Macédoine, les steppes, etc., le bassin du Danube, la vision de Childe figure dans l'Aube de la civilisation européenne, ouvrage publié en 1925 mais régulièrement réédité et sorti en France en 1949. A cette époque, on ne pouvait pas dater, on ne disposait pas des méthodes de datation absolue, donc on faisait du comparatisme, céramique évidemment, les éléments les plus abondants dans les habitats néolithiques. On avait une belle stratigraphie de référence depuis les fouilles de Heinrich Schliemann à Troie, stratigraphie revue ensuite par Wilhelm Dörpfeld. A cette stratigraphie de base –avec ses fameuses villes superposées- prise comme modèle, il fallait raccrocher la néolithisation de l'Europe. Que faisait Childe? Childe observait, par exemple, que certaines céramiques de Kumtepe, un site près de Troie un peu plus ancien, ressemblaient à des céramiques de Sesklo, site considéré à cette époque comme le modèle du premier Néolithique grec. Il les mettait en parallèle. Pour Troie, on savait qu'on pouvait placer le Mycénien vers 1500/1400 avant notre ère. A partir de là, de manière un peu régressive, on remontait le cours du temps, et puis les chronologies devenaient tellement flottantes qu'on ne mettait plus de date. On comparait le premier Néolithique grec avec le plus ancien Néolithique connu à l'époque en Anatolie. (diapo)Les Périodes du Néolithique
Les Périodes du Néolithique
Vous voyez les compressions que ça donnait, des anachronismes assez épouvantables, comme le montrent d’ailleurs parfaitement les corrections de cette stratigraphie théorique faites ensuite par Colin Renfrew qui, avant de s'intéresser aux Indo-européens, a été un excellent archéologue du Néolithique. Dans sa première « période », avant qu'il ne s'intéresse à des problèmes linguistiques, génétiques, etc., il a remis de l'ordre en quelque sorte dans la chronologie du Néolithique européen. (diapo)chronologie du Néolithique européen
chronologie du Néolithique européen
D'après Childe, comment se présentait l'évolution du Néolithique balkanique en chronologie relative? Néolithique ancien: 3500 avant notre ère ; ensuite Néolithique récent : 3000-2700. Les corrections qui ont été faites ensuite, à partir du moment où on a eu le radiocarbone, montrent un cadre totalement différent. D'abord au niveau de l'étalement chronologique, qui devient beaucoup plus grand, mais également au niveau des comparaisons entre les bulle...cultures. On a ainsi identifié un Sesklo plus ancien, appelé proto-Sesklo, vers 6500/6000. Vous voyez qu'il n'y a pas de comparaison possible : 3500 pour le début du Néolithique pour Childe, aujourd’hui 6500. Grâce au radiocarbone, on a vieilli de trois bons millénaires (3500 à 6500) tout d'un coup le Néolithique, c'est le même vieillissement qui s'est passé pour le bulle...mégalithisme d'Occident.

 

Cartes chronologiques : de Childe à Bailloud

 

Refaisons un peu d'historiographie. Cette photo (diapo)Photo de groupe, colloque organisé à Narbonne en 1970
Photo de groupe, colloque organisé à Narbonne en 1970
, qui est assez amusante, a été prise durant un colloque organisé à Narbonne en 1970. On y voit Gérard Bailloud, qui est là, avec son épouse.Vous avez aussi Gabriel Camps, Henri Duday, Max Escalon de Fonton, Jean-Louis Roudil, Jean Courtin, Jean Vaquer, Frédéric Bazile, Jean Abelanet, Louis Méroc, le directeur des Antiquités de la région de Toulouse, Jean Clottes, Michel Lorblanchet, Georges Simonnet, Georges Costantini. Bailloud a publié en 1955 un ouvrage qui a fait date dans l'histoire du Néolithique français, Les civilisations néolithiques de la France dans leur contexte européen, avec Pierre Mieg de Boofzheim. En fait, c'est Bailloud qui a pratiquement tout fait, Mieg de Boofzheim a mis au net les planches traitées au crayon par Bailloud. Ce qui est intéressant, c'est de voir comment l'esprit des gens fonctionne, mécaniquement si on peut dire. Si vous regardez l'Aube de la civilisation européenne de Childe, à la fin de l’ouvrage il y a toute une série de cartes au fil du temps, où il a présenté la chronologie qui était celle de l'époque, une chronologie relative. Il a représenté diverses cartes de l'Europe avec l'évolution des bulle...cultures, leur agencement territorial, etc. Bailloud a fait exactement la même chose : sur un espace plus réduit, la France dans le contexte occidental, il a essayé de faire ce que faisait Childe. Ce qui nous intéresse ici, c'est la chronologie. Il a bien vu évidement qu'il y avait deux zones, deux portes d'entrée du Néolithique en France, d'une part la voie méditerranéenne avec ce qu'on connaissait à l'époque de plus ancien, le Cardial, et d'autre part le Rubané, qui est la voie qui passe par le Danube. Il y a une espèce de prise en tenaille de l'Europe par deux courants qui amènent le Néolithique jusqu'en Occident. La période 1, le plus ancien Néolithique, est datée vers 2600 avant notre ère (diapo)L'europe occidentale en période I
. Le Cardial, aujourd'hui, c'est entre 5500 et 5000. Au début du Néolithique moyen : Chasséen ancien, vases à goulot carré, Almérien (en gros premier Néolithique à céramique lisse), mais aussi persistance du Cardial. Ça, c'est un autre problème parce qu'on n’arrivait pas à concevoir que les céramiques, qui donnaient une identité à certaines bulle...cultures, pouvaient disparaitre à un moment donné pour laisser la place à d'autres cultures avec d'autres morphologies céramiques. On pensait souvent, ça c'est une vieille habitude développée particulièrement en Espagne par Pedro Bosch-Gimpera, qu'à partir du moment où une culture arrivait avec ses caractères céramiques, cette culture durait, traversait le temps, et puis une autre culture arrivait mais elle n'éliminait pas forcément la précédente, la précédente continuait de vivre et la nouvelle venait en quelque sorte se juxtaposer à elle. Donc vous avez là (diapo)

L'europe occidentale en période II
un anachronisme qui est tout à fait patent.

Il y a eu aussi un débat au début des années 1950 entre Luigi Bernabò Bréa et Stuart Piggott.  Bernabò Bréa avait fouillé la grotte des Arene Candide en Ligurie, c'est la première fouille qui a montré en Méditerranée occidentale que le Néolithique pouvait faire l'objet de subdivisions stratigraphiques, correspondant évidemment à des subdivisions culturelles. Piggott était professeur à Edinburgh, il était élève de Childe. Lui ne croyait pas à ça et pensait au contraire qu'il pouvait y avoir des persistances. Pour Bernabò Bréa, quand les groupes à céramique imprimée (Cardial, ...) disparaissent, d'autres groupes, comme celui des Vases à bouche carrée, arrivent, mais la bulle...culture précédente est complètement abolie et on assiste à un nouveau développement. Donc il y a eu un grand débat sur ce sujet, c'était Bernabò Bréa qui avait raison.

Continuons à passer en revue la carte précédente de Bailloud (diapo)L'europe occidentale en période II. 2200 avant notre ère : aujourd'hui, c'est la fin du bulle...Chalcolithique. Ici, c'est toujours le Néolithique. Evidemment, pas de C14 donc pas de datations absolues, donc des découpages chronologiques très compactés. D'ailleurs, c'est très difficile de s'y retrouver quand on a des choses très compactées, parce qu’on peut faire des anachronismes beaucoup plus qu'on ne le croit. Plus on tasse, plus on crée des anachronismes. Période 3 (diapo)

L'europe occidentale au début de la période III
(diapo)
L'europe occidentale en fin de la période III
, vers 1700 avant notre ère : 1700 aujourd'hui, c'est un Bronze ancien presque évolué ; là, Bailloud mettait les groupes mégalithiques du Midi et des Pyrénées, les campaniformes (caliciformes), les groupes mégalithiques atlantiques, le groupe Seine-Oise-Marne. Là, il y a un anachronisme terrible. Vous savez que les premiers mégalithes, des bulle...dolmens essentiellement, démarrent vers 4300/4200 en Bretagne. Mais on ne disposait pas encore de ces datations. Il a fallu que Pierre-Roland Giot obtienne les datations de l'Ile de Carn et de Barnenez pour qu'on modifie complètement la chronologie, mais quand Bailloud écrivait, ce n'était pas le cas. Vous voyez comment les groupes mégalithiques sont considérés comme tardifs. Et enfin période 4, vers 1500 avant notre ère (diapo)
L'europe occidentale en période IV
: aujourd'hui, on est dans le Bronze moyen ; là, on est dans le Bronze ancien, El Argar, civilisation du Rhône, tumulus, etc. Mais toujours des sortes de reliquats. Par exemple, le groupe Seine-Oise-Marne, Argenteuil I, Vienne-Charente, on le mettait vers 1500, alors qu’aujourd'hui c'est entre 3300 et 2800. Autant d’exemples donc qui montrent les anachronismes auxquels donnait lieu l'utilisation des chronologies relatives sans le C14.

 

La révolution du radiocarbone

 

Une anecdote, rapportée par J. Guilaine, permet de bien comprendre la situation : « En 1963, je venais d'entrer au CNRS et j'étais allé fouiller avec Max Escalon de Fonton, qui était mon patron, à l'abri de Montclus dans le Gard, qui est un site important pour le bulle...Mésolithique et aussi pour le Néolithique (Cardial et Epicardial). J'étais le seul fouilleur, c'était la fouille familiale. Je fouillais, on mettait les sédiments dans des couffins, un collègue venait récupérer les couffins et les amenait au tamis où mon épouse et l'épouse de Max Escalon de Fonton tamisaient. Escalon lui supervisait de très loin. Je me souviens, je fouillais les niveaux du Néolithique ancien, il y avait très peu de céramique et beaucoup de flèches, ces fameuses flèches de Montclus qu’Escalon a défini à cette époque-là. Pour moi, c'était une expérience intéressante. La Baume de Montclus, ce n'est même pas un abri, c'est un pied de paroi, c'est presque vertical, et ça fait à peine abri. Evidemment, ça me donnait des idées, je me disais : « Quand je reviendrai dans mon Languedoc natal, je vais essayer de trouver des pieds de paroi ». J'ai eu une certaine chance, car dès que je suis rentré je suis allé dans les Corbières où je connaissais un abri, l'abri Jean Cros, au bord d'une petite route départementale. J'y ai fait un sondage. Après avoir enlevé un peu de terre, j'ai commencé à trouver des coquilles d'escargot et des flèches qui étaient identiques, à peu près, à celles que j'avais récoltées quelques semaines auparavant chez Escalon. Je prélève du charbon et je me dis : « Je vais faire dater », j'ai donc fait dater cet horizon du Néolithique ancien. A l'époque, j'avais envoyé les échantillons à Mme Georgette Delibrias qui était la directrice du Centre des faibles radioactivités à Gif-sur-Yvette. A cette époque, il n'y avait qu'un seul laboratoire qui commençait à faire du C14. Après il y a eu Monaco, Lyon, mais au début il n'y avait que Gif-sur-Yvette. Et Pierre Roland Giot, qui venait de faire faire d'excellentes datations sur des mégalithes bretons, était mon parrain de recherches au CNRS. Quand vous faites faire une datation radiocarbone, on vous demande quel est, grosso modo, l'âge de la datation pour que les ingénieurs puissent caler leurs machines. Gros dilemme. Je me suis basé sur la chronologie de Bailloud: il datait le Néolithique ancien vers 2600, j'ai donc dit 4500 BP. Coup de fil de Mme Delibrias quelque temps après, qui me dit "il y a un problème quelque part, ce que je trouve a 2000 ans de plus". Effectivement, elle trouvait 6600 BP. Je me souviens à l'époque j'ai publié ces datations dans la revue Archivo de prehistoria levantina qu'éditent nos collègues du musée de Valencia: "Datations C14 d’un gisement néolithique du Sud de la France", article dans lequel je dis  que le Néolithique ancien Cardial ou paracardial est beaucoup plus ancien que ce qu'on pensait. On commençait à prendre en compte, et Giot le faisait superbement en Bretagne, la distorsion qui existait entre ce que nous proposaient les chronologies relatives traditionnelles et ce que nous proposait le C14. D'ailleurs, les controverses que le C14 a engendrées, vous n'en avez pas idée parce qu'aujourd'hui c'est rentré dans les mœurs, mais il y a eu des règlements de comptes terribles entre préhistoriens, entre ceux qui croyaient au C14 et ceux qui n'y croyaient pas. J'y reviendrai d'ailleurs, parce que c'est intéressant du point de vue de l'historiographie».

Donc période sans C14 : chronologie relative. A l'échelle de la génération d'un fouilleur, même si aujourd'hui le problème se pose moins, on peut avoir connu plusieurs systèmes chronologiques et certains ont donc dû s’adapter au fur et à mesure de la progression de la recherche à ces divers systèmes. Mais parallèlement, si on sort du point de vue purement technique, les mises en perspectives historiques des données ont varié, indépendamment en quelque sorte des méthodes, même si l’influence de ces dernières a joué, bien entendu. Les interprétations ont fluctué et le radiocarbone a parfois d’ailleurs un peu perturbé les schémas et a pu engendrer de nouvelles erreurs conceptuelles.

 

Revendications autochtonistes

 

 En 1955-1960, on vivait encore, toujours sous l'influence de Gordon Childe, sur des schémas qui étaient diffusionnistes : la bulle...culture, la civilisation néolithique émerge à l'est, au Proche-Orient, et se transmet progressivement à l'Europe par la voie de la Méditerranée ou par la voie du Danube. On était fortement diffusionnistes. Pour Childe, la néolithisation de l'Europe se construit selon un processus qui puise son origine au Proche-Orient. Ces vues ont été contestées dans le courant des années 1960-1970, pour plusieurs raisons. A partir du moment où on s'est aperçu que le radiocarbone pouvait donner la clé de certaines questions et pouvait permettre de mieux approcher la chronologie réelle, on a fait faire beaucoup de datations radiocarbone. Le problème, c'est que si certaines étaient correctes, d'autres étaient un peu folles: on a ainsi eu des datations en Occident qui étaient plus anciennes, plus vieilles, que ce que l'on trouvait pour les premiers groupes à céramique imprimée d'Orient, ceux notamment de la côte sud de la Turquie et du Liban. Alors évidemment, parmi les gens qui croyaient au C14, un certain nombre d'entre eux lui portait une confiance absolument aveugle et n'ont pas voulu voir qu'il pouvait y avoir des erreurs, des mélanges, des perturbations diverses qui trahissaient la valeur des dates. Les quelques dates hautes -on pourrait en citer d'ailleurs pour le Midi de la France et la Péninsule ibérique- étaient suffisantes pour les gens qui voulaient se dégager du carcan que pouvait représenter le Proche-Orient, car on était au fond des "colonisés" du Proche-Orient : c'est un vieux débat, orientalistes contre occidentalistes. Les gens qui obtenaient des dates hautes pensaient qu'ils avaient des dates sur lesquelles on pouvait se baser et disaient : "Mais au fond, on ne doit rien au Proche-Orient". D'où toute cette vague, dans les années 1970, qui a essayé de montrer que, éventuellement, le Néolithique pouvait avoir émergé en Europe sans contact réel ou si peu avec le Proche-Orient, comme si les civilisations bulle...indigènes de chasseurs-cueilleurs, les derniers Mésolithiques, avaient soit créé soit participé, plus ou moins activement, au processus de néolithisation. Dans les années 1960-1970, il y a eu une sorte de détachement vis à vis du Proche-Orient, qui a favorisé les thèses indigénistes. On a vu apparaître toutes ces publications venant de spécialistes du Mésolithique ou du Néolithique ancien pour qui, culturellement, l'Europe avait toujours été détachée du Proche-Orient et que, même s'il y avait eu des contacts, la néolithisation avait été faite par les indigènes, par les autochtones. Cette vague autochtoniste, qui a succédé au diffusionnisme classique des années précédentes, il faut voir dans quel contexte elle se situe. L'historiographie ou les concepts en archéologie ne sont jamais complètement dégagés des concepts intellectuels plus globaux qui se déroulent à l'époque où vivent les fouilleurs qui interprètent. Pourquoi y a-t-il eu cette vague indigéniste dans le courant des années 1960-1970? C'est sûr que le radiocarbone a joué, en donnant quelquefois des dates hautes pour le plus ancien Néolithique d'Occident. C'étaient des dates sur lesquelles on ne pouvait pas s'appuyer, elles ont été révisées et éliminées bien entendu par la suite, mais à l'époque, ça confortait certains archéologues dans ce sens-là. Il y avait un contexte historique plus général, qui dépasse l'archéologie : on sortait des guerres coloniales, c'était l'époque de la décolonisation, et l'idée que chaque peuple avait sa propre histoire, respectable, était confirmée par certains courants intellectuels de l'époque, tel le structuralisme de Claude Lévi-Strauss, en particulier : chaque bulle...culture se caractérise par des structures mentales, des mythes, des habitudes, des coutumes propres, spécifiques et qui méritent le respect des autres. Une perception plus ou moins autonome de chaque culture, pensée comme évoluant en fonction d'une dynamique propre, s'est alors développée : en insistant sur les différences culturelles qui pouvaient exister entre diverses cultures, on était bien sûr moins sensible aux interactions, aux diagonales, aux points communs, par la force des choses. Il ne faut pas oublier aussi que l'archéologie ne s'est réellement internationalisée, comme elle l'est aujourd'hui, qu'au cours des dernières décennies ; à cette époque-là encore, dans les années 1950 et surtout 1960 et encore les années 1970, l'archéologie vivait en fonction d’expressions nationales. Chaque Etat-Nation a son Histoire, donc son archéologie, son passé. D'où, par dérive, le risque réel de forger, un peu malgré soi, des théories pro-autochtonistes. On pourrait dire aussi, en rejoignant le point précédent évoqué sur le colonialisme, que les tendances à l'autodétermination des peuples jusque-là colonisés entraînent des perspectives intellectuelles indigénistes. Un cas formidable c'est l'Afrique, continent colonisé à plusieurs reprises par des tas de nations, dont la nôtre, et les peuples qui arrivent à l'indépendance, à l'autodétermination, ont tendance à reconstruire leur propre Histoire, à partir d'un tréfonds personnel et rejettent tout ce qui vient de l'extérieur. Pour l'Afrique, les travaux de Cheikh Anta Diop ont valorisé les primautés africaines à une époque où ces peuples avaient besoin de se recréer une Histoire qui ne soit pas liée à l'histoire coloniale. Il y a tout un système qui fait que, petit à petit, on se dégageait de tout ce qui était externe et on focalisait essentiellement le regard sur l'évolution personnelle des nations. Une vision européenne d'ensemble était rare : même le livre de Bailloud, qui est un peu plus ancien puisqu’il date des années 1950, au fond c'est seulement l'Europe occidentale. Finalement, il n'y a guère que Childe qui, bien avant les autres, avait eu une vision plus générale.

 

Origines vues par les auteurs antiques

 

Autre question importante : le concept de néolithisation n'est pas séparable de celui de domestication. Autrement dit, on se trouve là dans un domaine qui n'est plus strictement le domaine de l'archéologie, mais qui est aussi le domaine de la botanique, de la zoologie, de l'anthropologie, de la sociologie, etc. Il ne faut pas croire que c'est avec l'archéologie qu'ont débuté les réflexions sur le Néolithique. Même avant qu'on ne connaisse et définisse le Néolithique, les auteurs antiques, par exemple, ont réfléchi sur l'évolution de l'Homme et sur ce que nous, après, avons appelé le Néolithique, comme le montrent bien deux ou trois exemples qui sont connus, assez classiques. Ainsi en est-il de Lucrèce (98-55 avant J.C.), qui voit l'évolution générale du point de vue purement technique. C'est quand même un précurseur, car Adrien de Mortillet, Oscar Montelius ont fait un peu la même chose, même si c'était beaucoup plus sommaire dans l'Antiquité. Lucrèce disait : « Il y a une sorte d'évolution technique avec une sorte de barbarie primitive, puis une période où on commence à connaître le métal ». Donc une évolution basée sur les techniques, évolution que va reprendre Christian Jürgensen Thomsen ensuite, au début du XIXe siècle lorsqu'il dira, en classant les objets des musées danois, qu'il y a un âge de la Pierre, puis un âge du Bronze, puis un âge du Fer. De manière beaucoup plus sophistiquée, c’est ce que feront Mortillet pour les outils de pierre ou Montelius pour les outils en métal. A la même époque que Lucrèce, Varron, un agronome, développe lui aussi une vision évolutionniste de l'histoire de l'Homme: selon lui, il y a un âge primitif ou naturel au cours duquel l'Homme vit sur la nature, puis il y a ensuite un âge pastoral, et puis il y a un âge agricole. Alors le premier âge c'est évidemment, grosso modo, notre Paléolithique, celui des chasseurs-cueilleurs, le deuxième et troisième pouvaient correspondre au Néolithique et aux Ages des Métaux. Il y a là une idée intéressante qui va durer longtemps, c'est qu'il considère que l'élevage précède l'agriculture, c'est qu'il y a un âge pastoral qui est antérieur à l'âge agricole. Pourquoi ? Parce que lorsqu’on passe de la chasse à l'élevage, on reste dans le domaine animal si vous voulez, et puis l'agriculture vient après. Ça s'est révélé totalement faux par la suite, parce qu’il y a des cultures agricoles qui ont l'élevage ou il y a des cultures qui sont agricoles et qui ne donnent pas lieu à l'élevage, mais l'élevage vient toujours en position secondaire. Une autre idée intéressante chez Varron: il considère que les premiers animaux domestiqués ont probablement été les moutons. Il dit ceci: "Du fait de leur utilité et de leur docilité, les moutons, parce qu’ils ont une nature tranquille et adaptée à la vie des Hommes à produire du lait et du fromage, à fournir des vêtements et des peaux pour le corps …", ont été parmi les premiers animaux domestiqués. D'un point de vue historiographie, c'est intéressant. On en est revenu parce qu'aujourd'hui, on s'est rendu compte que la domestication porte à peu près sur toutes les espèces à viande dès le début, c'est-à-dire mouton, chèvre, bœuf, porc. Si vous lisez le livre de Daniel Helmer sur la domestication des animaux, vous vous apercevrez que les moutons sont toujours considérés, jusque dans les années 1970-1980, comme la première espèce domestiquée -chien excepté, bien entendu. Autre homme de l'Antiquité, Diodore de Sicile (Ier siècle avant J.C.), qui décrit la vie de "ces Hommes primitifs qui devaient mener une vie sauvage, se disperser dans les champs, cueillir des herbes et des fruits des arbres, qui naissent sans culture", donc allusion à un stade très ancien où l'Homme a été un collecteur. Ensuite un autre stade suivra, marqué par des découvertes techniques et l'invention des arts. On est donc dans une vision évolutive de l'histoire de l'Homme, à peine différente de celle de Varron. Il existe une autre conception qui n'est plus ni technique, ni économique, mais beaucoup plus philosophique, qui est plus ancienne d'ailleurs, qu'on peut trouver déjà chez Hésiode, au VIIIe siècle avant notre ère. Hésiode distingue un âge d'or où les Hommes vivent en compagnie des dieux, un âge d'argent ensuite dont les sujets sont déjà moins doués et moins pieux, un âge du Bronze aux Hommes violents, enfin l'humanité contemporaine de l'auteur, avec tous ses défauts. Nous avons donc là la vision non plus d'une ascension mais celle d'une chute, tandis que les auteurs latins précités défendaient une évolution positive : la notion de progrès.

 

De Bernard de Montfaucon à Prosper Mérimée

 

On va passer assez rapidement sur certains points historiques avant d'en arriver à des personnages qui nous intéressent plus précisément : Childe, Emile Cartailhac, parce qu'il est toulousain et parce que il a parlé du Néolithique, et Joseph Déchelette. Mais avant, il faut montrer qu'entre ces gens de l'Antiquité et ces personnages du XIXe siècle et du début du XXe siècle, l'esprit humain a cogité sur ce qui est devenu par la suite le Néolithique. Evidemment, tout au long de l'Antiquité et du Moyen Age jusqu'au début de l'âge moderne, on n’a pas de base chronologique. On ramasse beaucoup de choses, notamment des haches polies : Cartailhac a fait beaucoup de travaux là-dessus, sur ces fameuses haches polies qu'on appelait « céraunies » et que l'on croyait être des pierres de foudre. Les haches polies néolithiques étaient considérées comme des projections de l'orage. On ramasse donc des lames d'herminettes depuis l'Antiquité, mais on n’arrive pas à concevoir la Préhistoire, Paléolithique inclus ; on n’arrive pas à concevoir une période qui soit antérieure aux temps historiques, antérieure en fait à la création, considérée dans la tradition chrétienne comme quelque chose de très récent. Alors, il y a quand même des curieux qui fouillent. Il y a l'époque des cabinets de curiosité, qui durent jusqu'au XVIIIe siècle et parfois un peu au-delà. Il y a aussi des choses intéressantes, comme la fouille du bulle...dolmen de Cocherel, en Normandie, en 1685, publiée par Bernard de Montfaucon (diapo)Bernard de Montfaucon, la fouille du dolmen de Cocherel
Bernard de Montfaucon, la fouille du dolmen de Cocherel
. Il y a des fouilles qui se déroulent aussi à Stonehenge (diapo)

Stonehenge

Stonehenge

, site pour lequel on a des représentations déjà dès le XVIe siècle (1574 et 1575), toujours un peu fantaisistes bien entendu (diapo)
Stonehenge

Stonehenge

(diapo)
Stonehenge

Stonehenge

. Passons rapidement sur les encyclopédistes, sur Condorcet, Montesquieu, Turgot, Voltaire …, qui évoquent déjà une trajectoire évolutive de l'Humanité depuis les stades obscurs mais qu'on ne sait pas chiffrer chronologiquement. Arrivons à la transition du XVIIIe siècle au XIXe siècle, avec un manuscrit de Pierre Legrand d’Aucy, qui écrit un petit fascicule sur les anciennes sépultures nationales. La notion de "gaulois" existait déjà un peu, mais au-delà c'était le flou le plus total. Sa démarche est très intéressante: "Dans un sujet totalement neuf, et dont par conséquent le vocabulaire n'existe pas encore, je suis forcé de m'en faire un (il essaie de classer les sépultures qu'il considère comme néolithiques et plus récentes) et quoique par mon droit, je fusse autorisé à créer des mots, je préfère néanmoins adopter ce que je trouve existant, surtout quand il me donne comme le bas breton l'espoir de représenter les anciennes dénominations gauloises". Et l'auteur de justifier ainsi l'usage du mot "menhir" et du mot "bulle...dolmen" (qu'il écrivait d'ailleurs "dolmin" avec un i). La classification de Legrand d’Aucy est déjà intéressante, car elle comporte successivement, depuis les plus anciens jusqu'aux plus récents : des caveaux composés de pierres brutes (ce sont nos dolmens actuels), remontant à une époque où les Gaulois -ces préhistoriques on les appelait les Gaulois- ne connaissaient pas encore de métaux mais utilisaient des haches de cailloux. Ensuite débutent les tumulus de terre rapportée : ça peut être des tumulus mégalithiques ou sub-mégalithiques. Ensuite des collines sépulcrales avec du mobilier de cuivre et, enfin, des sépultures avec des objets de fer. Donc on a déjà, autour de 1800, une classification qui n'est pas mal du tout et qui établit une chronologie relative derrière laquelle se profile, d’ailleurs, une idée de la durée nécessitée par une telle évolution : "Si du temps où il n'y avait que des tombeaux en pierre brute dans lesquels ils déposaient des haches de cailloux, nous descendons par la pensée aux temps dont je viens de tracer l'esquisse, que de milliers d'années ont dû s'écouler". Vous voyez comment cet auteur avait une idée de la durée qui permettait d'échelonner, de classer, ces diverses sépultures. Et Legrand d’Aucy de plaider aussi pour que les dolmens soient considérés tout simplement comme des sépultures, et non comme des tables à sacrifices où l'on égorgeait certaines victimes.  

Passons rapidement les classifications faites par les auteurs scandinaves, ainsi que la genèse de la Préhistoire en France (fouilles de Jouannet, Tournal ...). Il y a un point cependant sur lequel il faut insister : en France, aux environs de 1830, avec l'arrivée de la Monarchie de juillet, François Guizot s'intéresse à la politique patrimoniale, pas simplement aux monuments préhistoriques bien entendu, mais aussi et surtout aux châteaux-forts, aux abbayes, au patrimoine bâti, au patrimoine architectural. Il a créé le premier poste d’inspecteur des monuments historiques, qu'il a confié à Prosper Mérimée, qui l'a occupé entre 1834 et 1870 et qui a réalisé sur le territoire français une série de missions qui ont intéressé notamment des sites néolithiques. Il a d'ailleurs contribué à extirper les superstitions ou les légendes, celtiques ou autres, qui infestaient en quelque sorte ces monuments. C'est lui qui a attiré l'attention sur l'art du bulle...dolmen de Gavrinis, sur la Table des marchands de Locmariaquer, sur les alignements de Carnac. Il a visité les premières statues menhirs qu'on avait découvertes en Corse et, surtout, il a visité les hypogées d'Arles, et notamment la plus grande, celle qu'on appelle la grotte des Fées ou épée de Roland, qui se trouve sur la montagne de Cordes et qui était expliquée à l'époque comme un repaire de Sarrasins. (diapo)

Plan et coupe de l'hypogée de la montagne des Cordes

 

Archéologues et anthropologues évolutionnistes du XIXe siècle

 

 Parmi les élèves de Thomsen qui ont contribué à construire les chronologies, citons quand même Jens Jacob Asmussen Worsaae, avec son ouvrage Antiquités du Danemark, ou encore Nielsen,  qui adopte le système des trois âges de Worsaae. Nielsen, c'est un peu l'inventeur de la tracéologie : il a été en effet l’un des premiers à s'intéresser à l'étude des traces laissées sur les outils par les fonctions que ces outils avaient été amenés à réaliser. En 1838, dans Les habitants primitifs de la Scandinavie, il donne une définition qui est intéressante parce qu’elle va ensuite influencer Lewis H. Morgan et Childe. Il donne une définition de l'évolution de l'Homme en quatre stades : la sauvagerie, le nomadisme pastoral, l'agriculture stabilisée et, enfin, la civilisation, c'est-à-dire l'époque où on connait l'écriture. Classification qui allait faire fortune car elle va être reprise par Edward Burnett Tylor (1832-1917), le grand anthropologue d’Oxford, qui la reprend dans son ouvrage de 1881 Anthropology: an introduction to the study of man and civilization, mais surtout par Morgan dans son ouvrage Ancient society, paru en 1877. Quelques points de repère : en 1846, on commence à fouiller le site éponyme de Hallstatt, ce n'est pas du Néolithique mais du premièr Age du Fer, en Autriche, mais c'est un point de repère important. C'est aussi l'époque, en 1854, où on commence à fouiller, à essayer de comprendre, ce qu'étaient les fameuses cités lacustres, les sites que l'on observe en bordure des lacs des Alpes et du Jura : en 1854, le niveau du lac de Zurich a baissé de façon anormale et on a vu apparaitre de nombreux pieux qui correspondaient évidemment aux anciens habitats palafittiques. Un archéologue de l'époque, Ferdinand Keller, a identifié ces pieux comme des supports de plateformes de maisons, que l’on pensait alors systématiquement établies sur l'eau. Il y a eu beaucoup de polémiques autour de ça, alors qu'aujourd'hui on sait que la plupart d’entre elles étaient établies en bordure de lac, mais surélevées. Et d'ailleurs, dès cette époque, ce que l'on appelait les cités lacustres sont devenues certainement les sites néolithiques  les mieux connus pratiquement de toute l'Europe occidentale, si on laisse de côté les sépultures. En 1875, on connaissait déjà plus de 200 palafittes (diapo)Illustration de Mortillet G., 1885. : malheureusement, elles ont donné lieu de suite à de multiples fouilles désordonnées, ce qu'on appelait "la pêche aux antiquités", les gens allaient dans les lacs pour pêcher des antiquités et tout ça circulait, parfois dans les musées mais souvent entre particuliers, hélas. De sorte que, petit à petit, se met en place une forme de typologie. Il faut ici citer John Lubbock. C'est lui qui a inventé le terme de "Néolithique", puisqu'il a fait une classification dans son livre Prehistoric Times (1865) et qu’il a montré qu'il y avait un âge de la pierre taillée et un âge de la pierre polie. Ça nous fait un peu sourire aujourd'hui, mais vous allez voir que ce concept de pierre polie a eu une certaine durée. Ensuite, il y a des gens qui s'intéressent plutôt à l'Age du bronze, comme John Evans qui, lui, a parcouru pratiquement toute l'Europe et a amassé une collection de bronzes européens. Evidemment, Mortillet a surtout été paléolithicien mais c'est lui qui a créé le terme de Robenhausien, terme qui renvoie à un site néolithique lacustre suisse dont le nom fut utilisé, de manière générique, pour évoquer le Néolithique, alors conçu comme un tout. De sorte que lorsqu'en 1859 Charles Darwin publie L'origine des espèces et affirme que sa théorie de l'évolution vaut aussi pour les êtres humains, il n'est pas tellement en avance dans la discipline archéologique car géologues et préhistoriens sont bien convaincus que l'Homme a déjà une longue histoire. Un autre personnage déjà brièvement cité mérite le détour, c'est un anthropologue qui a eu une forte influence, notamment dans le monde anglo-saxon, sur les préhistoriens et en particulier sur les néolithiciens. Il s’agit de Lewis Morgan, un juriste américain qui avait plaidé pour défendre dans certaines situations les Iroquois qui se faisaient déposséder par les Blancs (diapo)

Lewis Morgan

Lewis Morgan

. Il s'est intéressé à cette bulle...culture et puis, progressivement, il a élargi son intérêt à une échelle carrément mondiale et a donné une sorte de trajectoire de l'Humanité, qui était celle de la plupart des auteurs de la fin du XIXe siècle, c'est-à-dire des évolutionnistes, pour qui l'histoire de l'Humanité était une longue évolution qui conduisait d'un état naturel vers un état de plus en plus culturel ou évolué. Ça a été très contesté par la suite mais enfin, ce qui est intéressant, c'est sa classification. Ça peut faire parfois sourire aujourd'hui, car c'est souvent spéculatif, mais d'un point de vue historiographique c'est intéressant. Pour lui, les temps paléolithiques correspondaient à ce qu'il appelait la Sauvagerie ; le Néolithique, c'était la Barbarie et puis ensuite venait la Civilisation, c'est-à-dire le monde contemporain à partir de l'Antiquité. Alors, dans le Paléolithique il y a, en gros, le stade inférieur de l'état sauvage (un peu comme si c'était le Paléolithique inférieur), c'est le stade de la cueillette. Cela bien sûr peut être contesté car il y a déjà de la chasse, du charognage. Le stade moyen de la sauvagerie, c'est la pêche, et le stade final, c'est la chasse. Ensuite, la Barbarie : au début, au stade inférieur, la céramique apparaît avec l'agriculture, au stade moyen il y a l'élevage et l'irrigation, et au stade supérieur, on commence à connaitre les premiers métaux. Et après arrive la Civilisation, c'est-à-dire l'alphabet phonétique, la production d'œuvres littéraires, c'est le début de l'Histoire. Il y a une vision évolutive du développement matériel et social, inspirée par la notion de progrès technique. En fait ce qui intéressait Morgan, c'était l'organisation sociale, comment l'Homme avait vécu depuis ses débuts. Evidemment, c'était accompagné de l'évolution matérielle, les deux choses sont forcément liées, mais ce qui l'intéressait c'était l'organisation sociale, l'idée de gouvernement, les formes de la famille, les notions de propriété et d'héritage en fonction de la parenté, c'est-à-dire des thèmes forts encore aujourd'hui de l'anthropologie culturelle. Ce qui est intéressant, c'est que cette vision évolutive a eu beaucoup d'influence sur les marxistes : Morgan est mort en 1881 et en 1884 Friedrich Engels, qui a inspiré Karl Marx, a écrit son livre L'origine de la famille, de la propriété et de l'Etat, livre dans lequel il reprend carrément la classification, la vision évolutionniste de Morgan. Morgan a été très critiqué, de son vivant et après sa mort. En effet, l'orthodoxie à l'époque c'était de dire que l'Homme avait connu, dès ses origines, la famille monogamique (un homme, une femme, des enfants). Or Morgan disait qu'au début il n'y avait pas de mariage, mais une sorte de mariage libre et que tout le monde copulait avec tout le monde, alors évidemment, il a horrifié ses contemporains ou post-contemporains. Et comme il a été en quelque sorte récupéré par les marxistes, il a été taxé de marxiste lui-même, donc pendant longtemps, il a été mis au ban par certains anthropologues. Mais ce qui nous intéresse nous, c'est de voir en quoi il a pu influencer certains préhistoriens, et en particulier Childe.

 

Une histoire des peuples

 

Ce qui est intéressant aussi, et qui est déjà latent dans la deuxième moitié du XIXe siècle, c'est que si l'on considère la Préhistoire comme un tout, il y a une sorte de rupture qui se produit entre les recherches paléolithiques et les recherches néolithiques et plus récentes. Les recherches paléolithiques sont considérées, en ce qu’elles éclairent l'histoire la plus ancienne de l'Homme, comme présentant un intérêt universel : qu'une découverte se passe en Afrique, en Chine ou en Europe, peu importe, elle rentre dans un état de connaissances global qui intéresse l'histoire de l'Humanité, où que l'on se trouve géographiquement. Mais à partir du Néolithique, il y a une sorte de récupération de cette période et de celles qui la suivent, par l'étude des peuples, l'étude des nations. Au XIXe siècle se constitue, en particulier en l'Italie, en Allemagne, etc., certaines unités nationales, et donc le concept d'Etat-Nation est très fort à ce moment-là. L'histoire de France elle -même est construite, par des gens comme Michelet par exemple, autour de ce thème de l'Etat-Nation, entité qui a un passé qu'il faut glorifier. De sorte que l'archéologie du Néolithique et des temps qui suivent, c'est-à-dire l'archéologie des populations qui sont désormais des populations sédentaires, est récupérée idéologiquement par les gens qui, dans chaque pays, en font l'histoire.. De sorte que la focale du Néolithique, et des périodes qui suivent, est en quelque sorte orientée à l'intérieur des frontières d'un pays, et pas dans une vision globale comme l'étaient et le sont restées souvent les études paléolithiques. C'est l'époque où se développe rapidement la notion de groupes ethniques et de cultures variant dans le temps et dans l'espace, pouvant à l'occasion se déplacer et enrichir un groupe voisin. Mais ces cultures se confondent souvent avec l'histoire des peuples, et cette notion est appelée à conforter une certaine vision de l'histoire des nations, comme le disait déjà Jens Jacob Worsaae en 1849: "Une nation qui se respecte et qui est jalouse de son indépendance ne peut se satisfaire de la seule considération de sa situation présente. Elle doit aussi accorder son attention aux temps passés, connaitre ses origines, qu'elle a dû être sa place dans le monde des nations, si elle est autochtone ou venue du dehors, quel a été son destin, par quels moyens elle est parvenue à son caractère et sa condition actuelle". La Préhistoire récente est donc questionnée pour écrire la plus ancienne histoire des nations. Il y a eu des théoriciens là-dessus, et celui dont il faut retenir le nom, c'est Gustave Kossinna, un allemand (1858-1931), qui a fondé autour de lui l'école qu'on appelait "l'école de Berlin" (diapo)Gustave Kossinna
Gustave Kossinna
Kossinna a développé un concept qui est encore opératoire aujourd'hui, qu'on utilise encore, celui de "culture archéologique". Qu'est-ce qu'on appelle une "culture archéologique"? Au fond, c'est un agrégat de marqueurs culturels spécifiques. Jusqu'à présent, l'histoire de la Préhistoire s'était faite autour de la notion très large d'évolution technique, mais là, on en arrive réellement à la notion de bulle...culture, et on entre alors dans l'ère du culturalisme qui va durer très longtemps en archéologie, et qui d'une certaine façon dure toujours puisque, aujourd'hui encore, en archéologie préhistorique, nous définissons des "cultures". La multiplication des recherches et la masse des matériaux accumulés depuis une bonne moitié de siècle, permettent alors d'aller plus loin dans la reconnaissance de spécificités régionales, voire nationales ou internationales. Un bon exemple en est fourni par le fameux Campaniforme,(diapo)Vases Bell-Beaker
Vases Bell-Beaker
avec ses vases campaniformes (en forme de cloche) ou caliciformes (en forme de calice, qu'on appelait à l’époque les coupes à boire). En 1901, Lord Abercromby, un des premiers grands archéologues britanniques, appelait ces vases Bell-Beaker pour calquer le terme anglais sur le vocabulaire allemand qui les désignait sous le nom de Becher et le vocabulaire  français qui les désignait déjà comme caliciformes ou campaniformes, ce dernier terme emprunté aux Espagnols, d'ailleurs. Rapidement, quand on a eu identifié ces vases et qu'on a vu qu'ils s'étalaient sur de grandes régions en Europe, on s'est aperçu que ces récipients étaient souvent associés à des poignards de cuivre, à des brassards d'archer, à des parures en or, et on a pensé que ces gens-là correspondaient à un véritable peuple. Donc, vous voyez, l'équation qui s'est formée à cette époque-là (qui a bien évidemment été dénoncée par la suite), disait tel style céramique = un peuple = une culture, et ces notions vont évidemment durer pendant longtemps en Préhistoire. Cette assimilation des cultures préhistoriques à des peuples a pu entrainer des dérapages. Le cas le plus tragique, c'est le fait que les idées de Kossinna lui-même ont été récupérées par l'idéologie nazie. Une partie de l'idéologie nazie s'est appuyée sur l'idée que, à certaines époques du Néolithique ou de la Protohistoire, certaines cultures, qui avaient leur noyau essentiel dans l'Allemagne actuelle, avaient pu connaitre des sortes de diffusion plus ou moins fortes dans deux directions, à l'Est comme à l'Ouest, en Europe. L'idéologie nazie s'est appuyée là-dessus pour dire : "Notre histoire montre bien que, dès les origines, les peuples germaniques occupaient un espace européen très vaste, donc nous ne faisons que retrouver quelque chose qui a déjà existé dans le courant de la plus lointaine histoire du continent".

 

Occidentalistes versus orientalistes

 

C'est à ce moment-là que va survenir un débat auquel il a déjà été fait allusion tout à l'heure -on est toujours dans la seconde moitié du XIXe siècle, et qui va un peu se prolonger sur le début du XXe siècle-, ce sont les oppositions entre occidentalistes et orientalistes. Oscar Montelius, ce chercheur qui s'est beaucoup intéressé à l'âge du Bronze scandinave mais aussi à l'âge du Bronze européen, a publié un ouvrage dans lequel il défendait la transformation progressive de l'Europe à partir d'un foyer qui était le Proche-Orient. C'est la fameuse formule Ex Orient lux. Vers la fin du XIXe siècle, il y a en Europe une sorte de ferveur en faveur du Proche-Orient. En France, la deuxième moitié du XIXe siècle est celle où commencent à se développer les grandes écoles françaises à l'étranger, et le regard porté sur l'Orient est dès lors fortement lié aux grandes découvertes archéologiques qui se déroulent dans ces régions. Très symptomatique est, par exemple, le rôle d'un Français comme Auguste Mariette, qui va fouiller en Egypte, envoyé par le Louvre en 1850, et qui devient le chef du premier service des antiquités égyptiennes. A noter également, les travaux de Sir Flinders Petrie sur le Prédynastique et la classification des céramiques égyptiennes, ou le développement, qui a déjà commencé auparavant, des études mésopotamiennes tout au long du XIXe siècle. N'oublions pas non plus la reconnaissance, qui date de cette époque-là, par Schliemann qui fouille à Mycènes, à Tirynthe, à Troie, du Bronze ancien égéen et anatolien. Evidemment, toutes ces découvertes sont largement diffusées en Europe par les journaux de l'époque, et le public cultivé est soulevé par ces très belles explorations. Les Anglais commencent à fouiller en Crète, et Sir Arthur Evans (à ne pas confondre avec John Evans déjà évoqué, ni avec le John Evans qui, dans les années 1950-1960, sera professeur à Londres) commence à fouiller et à révéler la civilisation minoenne, la civilisation crétoise. Sur cette photographie (diapo)Schliemann et son épouse
Schliemann et son épouse
, on voit Schliemann et, à côté de lui, son épouse, qui était grecque. Quand il a fouillé à Troie, dans ce qu'il désignait comme étant la deuxième ville de Troie, il a découvert ce qu'il appelait un trésor, des tas d'objets de luxe, des bijoux, des haches. Il pensait avoir découvert des objets qui provenaient du sac de Troie, contemporain de la fameuse guerre de Troie, mythique bien entendu, de l'Iliade et de l'Odyssée. En fait, il s'était complètement trompé chronologiquement, car ce dépôt date de la deuxième ville de Troie qui remonte, en gros, à 2500 avant notre ère: il a commis un gros anachronisme. Sur la photo vous pouvez voir son épouse qu’il a parée de tous les bijoux. Il l'a regardé et il a dit : "Hélène !", il croyait voir l'Hélène de la légende, la femme de Ménélas, qui avait été enlevée par les Troyens, ce qui avait déclenché la guerre de Troie. Refermons cette parenthèse en évoquant le livre écrit par Olga Polychronopoulou, dont on ne peut que conseiller la lecture et qui s'appelle Archéologues sur les pas d’Homère, dans lequel elle dit : « Si vous, archéologues, vous trouvez un site en Grèce qui n'a pas d'histoire, vous aurez du mal à obtenir des crédits pour le fouiller mais si vous trouvez un site qui peut se raccrocher à la guerre de Troie, à L'Iliade et L'Odyssée, donc à des choses complètement mythiques, là vous aurez des chances d'obtenir des crédits ». Parce que la séparation entre l'archéologie scientifique et le mythe pèse encore lourd, même inconsciemment, chez certains décideurs. Vous voyez ici le cercle A de Mycènes (diapo)Le cercle A de Mycènes
Le cercle A de Mycènes
, dans lequel il y avait les fameuses tombes de ces "rois" mycéniens, qui n'étaient probablement pas des rois d’ailleurs parce que, pour qu'il y ait un roi, il faut une structure verticale avec le palais et cela, ça ne viendra qu'après. Il s’agit en quelque sorte d’une zone de tombes de personnages peut-être importants mais qui n’étaient pas des rois, qu'on peut  dater vers 1600 avant notre ère. Ce cercle A avec ses sépultures a ensuite été enfermé secondairement dans l'enceinte qui englobait la ville avec le palais, c'est-à-dire au cours d'une étape plus récente. Donc ce qu'avait fouillé Schliemann, c'est quelque chose qui était  plus ancien, avec toutes ces épées extraordinaires qu'on peut voir au musée d'Athènes (diapo)Le cercle A de Mycènes
Mycènes, épées de bronze incrustées d'or
, avec ce qu'il appelait les masques des rois, notamment le plus grand : lui cherchait évidemment les rois grecs et il croyait avoir trouvé Agamemnon (diapo)

Masques funéraires mycéniens

Masques funéraires mycéniens

. Schliemann avait lu l'Iliade et l'Odyssée et il voulait retrouver les lieux de L'Iliade et L'Odyssée en fouillant ces villes mythiques.

Vous avez tout un contexte qui fait qu'il y a un éblouissement qui se produit en Europe, autour de ces cultures-là. Cela conforte les gens qui pensent que la civilisation européenne, et d'abord la civilisation néolithique, est issue d'une certaine façon d'influences venues depuis l'Orient, depuis la Méditerranée orientale. Mais il y a ceux qui résistent. L’un n’est autre que Salomon Reinach. Il a publié dans l'Anthropologie des articles repris ensuite dans un ouvrage, Le mirage oriental, qui défendait bec et ongles l'idée que l'Occident n'avait pas eu besoin de l'Orient pour se développer progressivement, et qu'au fond l'Occident ne devait rien à l'Orient. Il dénonçait les exagérations auxquelles donnaient lieu les soi-disant influences venues de l'Est, et il défendait par exemple l'origine autochtone de la civilisation mycénienne, telles que l'ont révélée les fouilles de Schliemann. Il y a quand même un avatar de cette situation, de ces guerres, entre orientalistes et occidentalistes qu'il faut que vous connaissiez, même si ça présente un caractère tout à fait anecdotique : la fameuse affaire de Glozel.

 

L’affaire Glozel

 

En 1924, dans l'Allier, à Ferrières-sur-Sichon exactement, un jeune paysan de 17 ans, Emile Fradin, cultive son champ et, en labourant, son attelage s'enfonce dans une espèce de trou, de fosse, dont il retire des objets tout à fait bizarres. Il fait ensuite des fouilles avec un docteur de Vichy, le docteur Antonin Morlet. Fait étrange, ces objets se rapportent plus ou moins à toutes les périodes de la Préhistoire : il y a des espèces de harpons magdaléniens ou pseudo magdaléniens (diapo)Glozel, collection d'objets
Glozel, collection d'objets
, il y a des espèces de contours découpés (diapo)

Glozel, collection d'objet

Glozel, collection d'objets

mais parfois, sur certains, il y a des écritures, il y a des choses qui ne pouvaient pas marcher ensemble. Il y aussi des céramiques : celui qui les a façonnées les a modelées en leur donnant un aspect très archaïque, très primitif, pour montrer qu'elles étaient anciennes. Mais ensuite il leur a donné une décoration, « des yeux » (diapo)
Glozel, collection d'objets

Glozel, céramique

, qui n'est pas une décoration des débuts du Néolithique, mais qu'on retrouve aux quatre coins de la Méditerranée, à Los Millares au troisième millénaire, à Troie Hissarlik également au troisième millénaire, et en plus il y a une écriture (diapo)
Glozel, collection d'objet

Glozel, céramique à pseudo-écriture

. Donc en réalité c'est complètement abracadabrant, car cela mobilise sur un même objet trois temps complètement distincts de l'histoire des Hommes, puisque vous avez un récipient qui, par son allure, devrait être très archaïque, donc remonter aux débuts de la fabrication de la céramique, une ornementation qui caractérise plutôt le Bronze ancien en Egée et le bulle...Chalcolithique en Occident, et puis une écriture énigmatique. Et à coté il y a les fameuses plaquettes gravées, qui ne ressemblent à rien, mais qui, pour certains spécialistes de l'époque, pouvaient ressembler à quelque chose. Donc on a comparé leurs écritures aux textes de certaines langues orientales et, plus récemment, on les a analysées par informatique, et on s'est aperçu que ça ne pouvait rimer à rien, en définitive. Donc, il y a un bric-à-brac d'anachronismes mais ça a entraîné une espèce de guerre intellectuelle entre spécialistes. Tout de suite, la plupart des préhistoriens ont déclaré qu'il s'agissait d'un faux: parmi ces préhistoriens, il y a avait Vayson de Pradenne (il connaissait les faux, il a fait un livre là-dessus), Denis Peyrony, le fouilleur des Eyzies, Marcelin Boule, le comte Begouën. Mais d'autres, et non des moindres, défendaient l'idée que Glozel était authentique. Il y avait évidemment Salomon Reinach car Glozel confirmait ses théories: il disait qu'il y avait eu une écriture née en Occident, donc Glozel était la démonstration que l'Occident n'avait pas eu besoin de l'Orient pour connaitre la céramique, l'écriture. Mais il y avait également Arnold Van Gennep, le folkloriste bien connu, certains géologues comme Charles Depéret, Emile Espérandieu, qui était un grand épigraphiste et qui croyait la découverte authentique. Il y a eu des controverses, des commissions de contrôle. Henri Breuil n'a pas été trop clair là-dessus, car il a raconté que c'était probablement authentique, mais que c'était exotique. Je dirais que, d'un point de vue nationaliste, Glozel ne nous a pas fait beaucoup de réclame, car la revue Antiquity a publié plusieurs articles en disant que les Français voulaient à tout prix faire la démonstration que tout était né chez eux, la céramique, l'écriture. Il peut donc y avoir des dérapages en archéologie autour de la question des origines. Une petite anecdote sur Glozel, plus récente, mérite elle aussi d’être contée. Il y a toujours eu des pro-glozéliens, des gens qui ont toujours cru sincèrement que Glozel était authentique. Vous avez eu à un moment un mouvement qui s'appelait "la Nouvelle droite", qui citait Glozel comme une référence pour montrer que l'Occident ne devait rien à l'Orient. Il faut savoir aussi que le Néolithique vient d'Orient, il est né en des lieux qui sont aujourd'hui la Turquie, la Syrie, le Liban, Israël, la Jordanie, mais admettre, idéologiquement, que nous sommes quelque part les descendants d'une bulle...culture qui est née au Proche-Orient, dans les pays arabes, certains ne pouvaient pas l’accepter. Michel Poniatowski, un ancien ministre de Valéry Giscard d’Estaing est l’auteur d’un livre qui disait que les racines de l'Occident étaient en Occident, qu’il ne fallait pas les chercher ailleurs. Mais il y a bien sûr eu aussi des gens sincères. Un autre point est intéressant également d'un point de vue historiographique : il y a des gens qui pensent qu’il existe une science officielle, que les chercheurs professionnels peuvent éventuellement représenter, et qu'à coté il y a une science qui se fait en parallèle, par des amateurs, des gens qui sont plus libres, mais que la science officielle cadenasse, cantonne, empêche de s'exprimer. Donc vous avez des gens qui ont toujours pensé que Glozel était authentique et que c'était la science officielle qui avait mis de côté cette découverte, parce que le découvreur était un pauvre petit paysan du coin, et que le docteur Morlet, médecin de Vichy, n'avait jamais percé en archéologie. En 1983, après que la gauche soit passée, les pro-glozéliens sont allés voir Jack Lang, alors ministre de la culture, en lui disant: « La science officielle a étouffé l'affaire Glozel, il faut que la gauche, qui aime la culture, fasse renaître l'affaire et qu'on certifie définitivement que cette histoire est vraie ». Et on a demandé à J. Guilaine de diriger une équipe de fouilles à Glozel : il a constitué une équipe au -dessus de tout soupçon, avec Pierre Pétrequin, Jean-Pierre Daugas, Jean-Philippe Rigaud et d’autres, et ils ont fait des fouilles de contrôle à Glozel. Ils n’ont rien trouvé, mis à part deux tessons de céramique collés l'un à l'autre, collés récemment bien entendu, ce qui prouve qu'il y a des manipulations diverses. On a quand même refait des datations, parce que ces fameuses plaquettes écrites, qui avaient été datées par thermoluminescence, avaient donné des dates au départ assez anciennes et un chercheur danois, H. Mejdhal, avait dit alors que les officiels avaient pu se tromper. Donc on a fait refaire des datations là-dessus et on a trouvé des choses abracadabrantes, qui allaient du IIe siècle avant notre ère au XXe siècle de notre ère, d'où évidemment suspicion générale sur ces objets. On a quand même fait classer la collection en 1984, car même s’il s’agit de faux ils ont une valeur historiographique importante. Une autre anecdote à propos de Fradin, qui vient de mourir à l’âge de 103 ans. Quand il a eu 100 ans, le sous-préfet de Vichy a écrit à J. Guilaine en lui disant : "Je sais que vous avez dirigé des fouilles de contrôle, mais maintenant Mr Fradin est centenaire, tout ça s’est calmé, est-ce que vous accepteriez de venir pour fêter ses cent ans ?" J. Guilaine n’a évidemment pas voulu y aller et, à la question que lui posait le sous-préfet à propos de l’authenticité de Glozel, il lui a répondu que c'était, pour lui, un faux grossier. Fradin est décédé et Glozel est passé aux oubliettes, mais il ne faut pas oublier que cela a été à un moment une affaire d'état, parce qu’on a mis Fradin en prison, que celui-ci a porté plainte contre la Société préhistorique française qui, malgré un très bon avocat, maître Maurice Garçon, a perdu le procès. Vous voyez jusqu'où ont pu mener les débats entre occidentalistes et orientalistes.

 

La synthèse éclairante d’Émile Cartailhac

 

Revenons à Cartailhac, qui est intéressant à plus d’un titre (diapositve 29). D'abord, parce qu’ il a écrit un ouvrage qui s'appelle La France préhistorique d'après les sépultures et les monuments, publié chez Alcan en 1889 et qui donne, pour cette époque-là, un état des connaissances sur l'ensemble de la Préhistoire nationale. En effet, la documentation dont on dispose à ce moment-là, vers la fin du XIXe siècle, est déjà conséquente, importante. En fait, Cartailhac s'appuie très peu sur les habitats, car le manque de fouilles d'habitats néolithiques en France est une maladie, si l’on peut dire, qui n'a commencé à être résorbée que durant la deuxième moitié du XXe siècle. Pendant très longtemps, on n’a connu le Néolithique en France quasiment qu'a partir de la fouille des sépultures, c'est-à-dire les bulle...dolmens, les hypogées et les grottes sépulcrales, les cavités naturelles. Lorsque Cartailhac écrit, on ne connait pas encore bien le bulle...Mésolithique, la période intermédiaire entre les temps du Paléolithique et le Néolithique, et donc il y a toujours l'idée à ce moment -là qu'entre les civilisations de chasseurs et les civilisations d'agriculteurs, il y a une rupture, comme le montre bien cette phrase de Cartailhac : "au point de vue industriel et social, une révolution a coïncidé avec cette transformation de la faune; l'art, l'outillage, l'Age du renne sont tombés dans l'oubli, des formes nouvelles ont fait leur apparition, on a la hache en pierre polie, on fabrique des vases en terre, on construit des monuments, on pratique l'agriculture. C'est une civilisation nouvelle, inattendue". Au passage, on peut observer que le terme "révolution néolithique", généralement attribué à Childe, avait en fait été employé par Cartailhac bien avant lui. D'autres passages sont tout aussi instructifs : "Le Néolithique succède au Paléolithique, soit, mais ce Néolithique offre des différences bien grandes selon les temps et les lieux (il y a donc déjà chez Cartailhac l'idée qu'il n'y a pas une unité du Néolithique, mais qu'il y a au contraire des choses très différentes à travers l'espace). La plupart des faits qui le caractérisent ici manquent là. Une moitié de l'Océanie ignorait la céramique, l'Amérique ne connaissait aucun de nos animaux domestiques, et même ceci dans les anciens continents varie selon le sol et les climats. Sans aller si loin, dans notre Europe et même en France, on édifie partout des tombes durables pour les morts. La hache en pierre polie qui a donné son nom à la période ne se montre pas dans les plus anciens gisements et elle reste inconnue dans certaines civilisations". Alors évidemment, il présente un tableau des fouilles effectuées au Danemark dans les amas coquilliers, on commence à connaitre un peu le Mésolithique du Portugal, à Muge, ou encore en France même, à La Torche dans le Finistère, mais sa grosse documentation pour les habitats, ce sont les cités lacustres. C'est là qu'il puise ses meilleures références pour tout ce qui touche à l'alimentation carnée, le porc, la chèvre, le mouton, le bœuf, ou végétale -blé, orge, etc. Mais cet ouvrage est surtout intéressant pour les sépultures, car la documentation est beaucoup plus fournie. Il bénéficiait déjà d'une documentation conséquente, par exemple pour les hypogées que le baron de Baye avait mis au jour dans la Marne, ou encore celle recueillie dans les hypogées d’Arles par Cazalis de Fondouce. Il disposait ensuite des mégalithes bretons, qui étaient déjà étudiés par un certain nombre d'amateurs. Il avait alors une sorte de débat à propos des tendances universelles du bulle...mégalithisme. Cette illustration (diapo)Carte de Grafton Elliot Smith
Carte de Grafton Elliot Smith
qui établit une sorte de cartographie du mégalithisme mondial (mais où tout est confondu, toutes les époques, partout où il y a de grands tombeaux en pierre), a été réalisée par un auteur qui s'appelait Grafton Elliot Smith. Il avait travaillé en Egypte et était obnubilé par les pyramides et par le prédynastique égyptien. Il pensait que l'Egypte avait été le centre de création mondial du mégalithisme, et à partir de là, vous le voyez, il a mis les flèches un peu dans tous les sens et mis sur la même carte des choses qui sont en fait beaucoup plus anciennes que les pyramides égyptiennes, des choses qui sont contemporaines, et des choses qui sont tout à fait d'époque récente puisque il y a un mégalithisme sub-contemporain dans certaines régions du monde, à Madagascar par exemple, et encore actuellement dans certaines îles des Philippines. Il y avait à l'époque de Cartailhac un auteur, le baron de Bonstetten, qui pensait que les mégalithes devaient être raccrochés à un peuple spécifique qui s'était promené à travers le monde et qui avait exporté un peu partout l'idée mégalithique. Cartailhac a dit que cela ne tenait pas debout, il était déjà polygéniste, comme on peut le voir dans cette citation " Le problème des monuments mégalithiques est exactement celui de cette civilisation avancée qui devint presque universelle et qu'on appelle Néolithique. Est-elle arrivée dans nos pays avec des races ou des populations nouvelles? S'est-elle répandue par influence de proche en proche? Nous n'avons aucune réponse à faire à ces questions. La vérité est probablement dispersée dans tous les systèmes et ce qui est vrai pour une contrée est peut-être inexact pour une autre ". Le travail de Cartailhac, pour cette époque-là, est déjà très pertinent, et d'ailleurs, quand Déchelette publie en 1908 le premier tome de son Manuel d'archéologie, consacré à la Préhistoire -ce n'est sans doute pas le meilleur, les tomes sur la Protohistoire, sur l'âge du Bronze et l'âge du Fer sont plus satisfaisants-  il emprunte souvent à Cartailhac.

 

Déchelette et le diffusionnisme

 

Plaçons nous maintenant dans l'optique d'une comparaison entre le Manuel d’archéologie préhistorique et celtique, paru en 1908, et l'ouvrage de Cartailhac, qui avait été publié une vingtaine d'années auparavant, en 1889, pour essayer de voir ce qui, dans la vingtaine d'années qui sépare les deux ouvrages, pouvait être plus neuf chez Déchelette. Au niveau du mégalithisme par exemple, il ne faut pas oublier qu'en 1901 Adrien de Mortillet a publié un inventaire des mégalithes de la France (« Distribution géographique des bulle...dolmens et menhirs de France », dans la Revue de l’Ecole d’Anthropologie). Et on commençait à ce moment-là de réfléchir sur la poterie, et Mortillet, la même année, dans la même revue des Etudes anciennes, avait publié un article sur les vases supports, (« Supports de vases néolithiques », Revue de l’Ecole d’Anthropologie). Donc il y a chez Déchelette des nouveautés qu'on n’avait pas chez Cartailhac : Déchelette s'intéressait à la céramique, et on voit dans son Manuel des développements nouveaux, par exemple sur le Rubané, sur les caliciformes ou les campaniformes, sur la céramique polypode. Surtout il parle de la céramique de Chassey en citant les travaux du Dr Loydreau sur le site éponyme de Chassey, dont il rapproche en particulier les vases supports de ceux trouvés dans l'Ouest de la France. Il y a  déjà un intérêt pour la céramique néolithique qui paraît tout à fait intéressant. Un autre problème qui se posait à l'époque, on l’a vu à propos de Cartailhac, c'est que la transition entre les cultures de chasseurs-cueilleurs, les cultures paléolithiques, et les cultures du Néolithique, était problématique : on parlait évidemment d'invasion pour montrer comment les chasseurs-cueilleurs avaient été en quelque sorte remplacés par les civilisations d'agriculteurs. Le problème en débat à ce moment-là, c'est le fameux hiatus du bulle...Mésolithique, qui pouvait séparer les civilisations du Paléolithique des civilisations néolithiques. Entre temps, évidemment, des progrès ont été faits. C'est d'une part les fouilles d’Edouard Piette au Mas d'Azil (1880-1890), puisqu'au dessus de l'Azilien, Piette avait trouvé une couche à escargots, une couche à Helix, qu'il appelait l'Arizien, du nom de l'Arize, la rivière qui passe au Mas d'Azil. Il avait trouvé là des éléments pour essayer d'expliquer le passage du Paléolithique au Néolithique, à travers une présence humaine à laquelle se trouvait associée une faune de type tempéré. Sensiblement au même moment, étaient par ailleurs arrivés sur le marché les travaux qui avaient été faits au Campigny en Normandie, les fouilles de 1897 sous la direction de Gabriel de Mortillet, d’Ault-du-Mesnil, Louis Capitan, Philippe Salmon et Gustave Fouju, puis la publication en 1901 par Fouju (« Fouilles au Campigny », Bulletin de la Société Normande d’études préhistoriques). On pensait que le Campignien, c'est-à-dire ces industries macrolithiques, pouvait combler cet espèce de hiatus existant entre le Paléolithique et le Néolithique. Le Campignien va déclencher toute une série de travaux, en particulier les travaux de Louis-René Nougier, le premier professeur titulaire d’une chaire d'archéologie préhistorique à Toulouse, mais ces problèmes autour du Campignien soulèveront des débats sans fin parce que Nougier, et d'autres avant lui, pensait qu'il s'agissait d'une véritable civilisation alors qu'en fait il ne s'agit, la plupart du temps, que d'un système technique adapté à certaines conditions environnementales. Ce qu'il faut aussi retenir de Déchelette, c'est qu'il a été franchement diffusionniste. Il s'est beaucoup inspiré des travaux de Montelius en particulier, il était dans la lignée, on va le retrouver avec Childe,  des gens qui pensaient que toute invention nouvelle, toute avancée technique trouvait forcément ses racines au Proche et au Moyen-Orient. Alors, il a commis quelques bévues : par exemple, pour le Campaniforme, qui est une bulle...culture qui concerne essentiellement l'Europe occidentale, mais aussi l'Europe centrale et l'Europe du Nord en partie seulement, il attribuait l'origine du Campaniforme à l’Orient. Il était influencé par exemple par ces fameux vases du Tasien, en Egypte, qui sont des vases tulipiformes, très décorés. Il était également influencé par des vases à surfaces peintes du Proche et Moyen-Orient. Donc le diffusionnisme engendrait aussi certaines bévues. Sur cette illustration (diapo)Illustration, Manuel de Déchelette
Illustration, Manuel de Déchelette
(diapo)

Illustration, Manuel de Déchelette

Illustration, Manuel de Déchelette

vous voyez des vues, extraites du Manuel de Déchelette, de la céramique chasséenne: on reconnaît des cordons multiforés, des anses en flûte de pan et la céramique gravée de type Chassey. Cette céramique gravée, Déchelette l'avait observée à la suite des fouilles du Dr Loydreau, qui avait attiré l'attention là-dessus. Déchelette avait rapproché cette céramique gravée des céramiques de Matera, dans le Sud de l'Italie. Et après lui, pendant longtemps, des gens ont pensé qu'il y avait un continuum géographique entre la céramique de Matera, les céramiques gravées qui apparaissent en Italie du Nord dans la culture des Vases à bouche carrée et le Chasséen. J. Arnal lui-même, dans les années 1950-1960, avait fait un papier très intéressant, en montrant que, peut-être, les vases supports chasséens pouvaient trouver leur origine dans les socles décorés, les pieds décorés de céramique gravée, que l'on trouve dans la culture des Vases à bouche carrée d'Italie du Nord (« Hypothèses de travail sur l’origine des vases-supports français », Revue archéologique de l’Est et du Centre-Est, n°29-30, 1957). J. Guilaine, qui a longtemps travaillé en Italie du Sud, a lui aussi traité de cette question dans les Mélanges « Autour de Jean Arnal », et il montre, en fait, que les céramiques décorées, gravées d’Italie du Sud sont quand même nettement plus anciennes, qu’elles s'intègrent dans la seconde moitié du sixième millénaire, que celles d'Italie du Nord sont plus récentes et celles du Chasséen plus récentes encore, avec peut-être des chevauchements partiels, tout cela n'étant pas encore très clair ni très fixé du point de vue chronologique. Alors il y a un point sur lequel le diffusionnisme de Déchelette s'exprime fortement, c'est le problème des spirales: il prend la spirale comme un motif oriental qui se serait transmis à l'Occident. Il constate que, effectivement, il y a des spirales dans le Mycénien, comme on le voit par exemple (diapo)
Stèle du cercle A de Mycènes

Stèle du cercle A de Mycènes

sur cette stèle bien connue du cercle A de Mycènes. Il observe aussi qu'en Orient il y a des spirales, qu'il y a ensuite sur le chemin qui mène à l'Occident également des motifs spiralés, par exemple ces motifs spiralés qui caractérisent certains piliers des temples de Malte (diapo)
Motifs spiralés, temples de Malte

Motifs spiralés, temples de Malte

. Et puis, vous retrouvez des spirales dans des mégalithes irlandais, notamment celui de Newgrange (diapo)
Mégalithe irlandais, Newgrange

Mégalithe irlandais, Newgrange

(diapo)
Mégalithe irlandais, Newgrange

Mégalithe irlandais, Newgrange

. Entre parenthèses, on voit la restauration un peu choc qui en a été faite et qui a donné lieu à beaucoup de discussions, mais qui donne une assez bonne idée en particulier de l'envergure du monument, de ce que pouvait présenter un monument mégalithique -parce qu'en général on les trouve ouverts ou à l'état de ruine-, et puis cette sorte de coloration qui est donnée par l'usage à la fois de pierres blanches et de pierres noires ou grises qui sont insérées dans la construction du tumulus. Alors, tout autour de Newgrange, vous avez des spirales gravées et donc Déchelette voyait une sorte de propagation de ce type d'ornementation, depuis l'Orient jusqu'en Occident, et cela le confortait en quelque sorte dans ses perspectives diffusionnistes.

 

Childe : une esquisse

 

Vere Gordon Childe (1892-1957) était d'origine australienne (diapo)Vere Gordon Childe
Vere Gordon Childe
. Childe, c'est le nom du père ; Gordon, c'est le nom de famille de la mère. C'est le fils du second mariage d'un pasteur, recteur de l'église St Thomas, et qui a été élevé dans un milieu religieux et conventionnel, et c'est probablement, pour la première partie du XXe siècle, le personnage le plus emblématique du Néolithique européen, voire au-delà. Alors ce gourou, qui a été professeur à Edimbourg avant d’être nommé à l'Institut de Londres et sur lequel on a beaucoup écrit, est décrit comme un homme curieux. Stuart Piggott, qui a été son élève, décrit Childe en des mots qui sont d'ailleurs assez  provocateurs: "Il était très laid, c'était un Australien -vous voyez déjà que dans le Commonwealth, il pouvait y avoir des différences-, c'était un marginal, ce n'était pas un homme de terrain, c'était un piètre fouilleur". Rappelons quand même au passage que Childe a été l'auteur de l'une des plus belles fouilles européennes en matière de Néolithique, qui est celle de Skara Brae dans les Orcades… Piggott ajoute qu'il n'était pas très doué pour enseigner -alors qu'il a été successivement professeur à Edimbourg  et professeur à Londres, qui étaient des chaires tout à fait prestigieuses, surtout celle de Londres. Mais cette série d'affirmations restrictives s'achève par le plus beau des compliments: "Il fut le plus grand préhistorien britannique et probablement du monde". Il y a peut-être un peu d'exagération nationaliste derrière. Si, vers la même époque, vous aviez demandé à un Français qui était le plus grand préhistorien du monde, il vous aurait répondu : "L'Abbé Breuil" bien entendu, donc il faut toujours mettre des bémols à ces affirmations, à ces superlatifs. Alors Childe fait ses études en Australie, à Sidney, puis il est venu en Angleterre, à Oxford, dès 1914, pour faire à la fois des études de philologie classique et d'archéologie préhistorique. L'archéologie était peu enseignée à ce moment-là. Grahame Clark dit, qu'en archéologie, il fut surtout un autodidacte. Il faut dire que les cours que l'on pouvait recevoir à l'époque en archéologie préhistorique devaient être assez légers. Il a fait surtout des études classiques et il a été très influencé par les anthropologues évolutionnistes de la fin du XIXe siècle, notamment Edward Burnet Taylor et Lewis H. Morgan. Après ses études, il est revenu en Australie, il s'est occupé un peu de politique, il a été un temps secrétaire du parti travailliste de la région New south Wealth, et à la victoire de celui-ci, on a projeté de le charger de mission en Angleterre pour mieux faire connaitre les positions du Labour, du parti travailliste australien, en Angleterre, et en donner une image plus valorisante que celle qui apparaissait dans la presse britannique, qui était conservatrice, et donc on voulait qu'il prenne contact avec les mouvements socialistes européens. Il partit alors à Londres mais, manque de chance, entre temps, le Labour perdit les élections en Australie et donc il fut relégué à un petit poste. Déçu par la politique, il la quitte définitivement en 1922. Il s'était lié d'amitié pendant son séjour à Oxford avec Rajani Palme Dutt, moitié indien, moitié suédois, qui devait devenir plus tard l'un des membres fondateurs du parti communiste britannique. Childe a toujours manifesté de la sympathie pour les idées marxistes, on pourrait même dire une certaine admiration pour les théories communistes, ce qui l'a parfois un peu marginalisé au sein de sa profession, au sein du cercle de ses collègues. C'est vers 1920 que Childe, qui tout au long de ses études avait marqué un goût identique à la fois pour la philosophie politique et pour l'archéologie préhistorique, décide de se consacrer pleinement à l'archéologie préhistorique. Il travaille pendant quelques temps au British Museum, puis à la bibliothèque du Royal Anthropological Institute et il profite de ces années pour voyager. Il voyage beaucoup en Europe centrale, d'où il ramène une grosse documentation qui va lui servir, évidemment, pour écrire la première version de l'Aube de la civilisation européenne. Il remarque vite la différence qu'il y a entre l'agriculture occidentale, celle des managers, des fermiers, du monde mécanisé de l'Europe de l'Ouest, et les techniques encore rudimentaires, encore très traditionnelles, de l'Europe centrale et de l'Europe du Sud-Est. Alors évidemment, dans L'Aube de la civilisation européenne, il essaiera de traduire ces choses-là.

 

Une contestation des archéologies nationales

 

Cet ouvrage a beaucoup tranché sur ce que l'on faisait jusqu'à présent en archéologie préhistorique, où les angles de vue, au maximum, étaient des angles de vue nationaux : on ne sortait pas des frontières. On a vu précédemment qu'au XIXe siècle le concept d'Etat-Nation avait beaucoup influencé l'archéologie et ce qu'on faisait en archéologie, c'était essentiellement l'histoire des peuples, mais l'histoire des peuples imposait bien entendu qu'on ne sorte pas des frontières nationales. Childe a fait voler en éclats ces choses-là, même si Déchelette l'avait déjà fait un peu avant, il faut le reconnaître, dans son Manuel publié en 1908. Ce que Childe a mis en lumière, dans L'Aube de la civilisation européenne, c'est la complexité des cultures régionales dans la plus grande partie de l'Europe, au fond cet extraordinaire buissonnement qui caractérise le Néolithique européen. Cet ouvrage a marqué une date, même en Angleterre, dans la mesure où il a montré que l'archéologie préhistorique était désormais une discipline majeure, une discipline adulte et une matière incontournable dès qu'il s'agissait de questionner les racines des peuples européens. Il faut voir qu'à cette époque-là, en Angleterre, il n'existait qu'une seule chaire d'archéologie préhistorique, à Cambridge, et que les archéologues n'occupaient généralement que des postes secondaires, dans l'enseignement ou les musées. La théorie de Childe repose sur le fait que la Civilisation (civilisation au sens de Morgan, c'est-à-dire les stades évolués qui voient la naissance de l'Etat, de l'écriture, des premiers grands ensembles avec Etat ou pas, comme la Mésopotamie) naît au Proche-Orient et que, probablement, ce qui l'a précédé, c’est-à-dire le Néolithique, n'a pu qu’émerger dans les mêmes régions. Autrement dit, le leadership de l'évolution économique et sociale se trouve au Proche-Orient, et l'Europe n'est qu'une sorte de lieu périphérique qui sera colonisé progressivement. Il y avait déjà eu des débats autour de ce concept-là, vers la fin du XIXe siècle, des débats qui avaient lieu entre occidentalistes, des gens qui n'étaient pas partisans d'une influence du Proche-Orient sur le développement de la civilisation européenne, et les orientalistes -dont étaient Childe, Déchelette, Montelius, etc.-, qui eux pensaient que les choses avaient d'abord bougé en Orient et puis s'étaient propagées insensiblement en Occident. En même temps, il était orientaliste mais il reconnaissait que l'Europe avait su créer des choses originales, autrement dit que, de temps en temps, on avait des bulle...cultures qui étaient des cultures spécifiquement européennes, qui ne devaient pas grand-chose au Proche-Orient. Il faut dire qu'il rencontrait un peu, par moment, les idées de Kossinna, cet archéologue allemand qui vantait, qui flattait le développement des peuples, et notamment des peuples germaniques, et qui pensait qu'une partie de la civilisation européenne, en liaison notamment avec ce qu'on appelait les langues indo-européennes, n'avait pu naître qu'en Europe, et notamment en Europe du Nord. Kossinna était un occidentaliste mais, en même temps, il était pangermaniste d'une certaine façon, dans la mesure où il mettait en Europe du Nord et en Allemagne les origines des langues européennes, qui s'étaient ensuite secondairement fragmentées pour donner naissance aux langues de l'Antiquité et au-delà. De sorte que, comme lui-même s'était intéressé à la philologie, un an après L'Aube de la civilisation européenne Childe publie en 1926 un autre ouvrage qui s'appelle Les Aryens. Une Etude sur les origines indo-européennes. Là, il a eu l'idée d'associer l'archéologie et la philosophie comparée. Tout cela l'avait conduit à estimer qu'une série de populations parlant des langues voisines avaient conquis, vers la fin du Néolithique, la plus grande partie de l'Europe, ce qui avait favorisé une certaine forme d'unification culturelle. Au fond, au début du Néolithique, l'Orient aurait été décisif dans les processus de néolithisation du continent, mais ensuite l'Europe aurait repris le dessus et se serait un peu affranchie de ces influences orientales, qui avaient en quelque sorte déterminé sa physionomie culturelle au cours du Néolithique. Il n'était pas tout à fait d'accord avec Kossinna, puisque Kossinna voyait dans l'Europe du Nord, et dans l'Europe germanique essentiellement, l'origine des langues indo-européennes, alors que Childe la mettait plutôt (c'est une thèse qui est restée classique), dans l'Europe du Sud-est ou dans les steppes de l'Asie du Sud-ouest. Donc, au fond, il restituait à l'Europe une partie de son destin. Il faut savoir aussi qu'en 1926, quand il a publié cet ouvrage, cette assimilation entre Aryens et indo-européens était assez proche de celle défendue par Kossinna, sauf que le foyer n'était pas au même endroit. Mais le fait d'intervenir dans cette problématique a très rapidement gêné Childe, parce que c'était l'époque de la montée du nazisme, et vous savez que les thèses de Kossinna ont été récupérées par le Troisième Reich, Kossinna faisant de l'Allemagne une sorte d'épicentre des langues indo-européennes et, évidemment, les idéologues du Troisième Reich ont repris les idées de Kossinna, en montrant que le berceau de l'Europe c'était l'Allemagne, ce qui les arrangeait car cela légitimait leurs  prétentions expansionnistes. Childe s'est vite trouvé en porte-à-faux dans cette histoire et, dans ses écrits ultérieurs, il a abandonné le thème des Aryens, des indo-européens, et il a redonné au Proche-Orient tout l'intérêt qu'il lui avait un peu retiré en écrivant ce dernier livre : il n'est d’ailleurs guère plus revenu sur cette question-là, parce qu’elle était un peu dangereuse dans le contexte politique de l’époque.

 

L’Orient : un laboratoire du Néolithique

 

En 1927, à la suite de ces deux ouvrages, Childe est nommé professeur à Edimbourg, en Ecosse, sur une chaire qui avait été occupée auparavant par Lord Abercromby, qui avait travaillé sur le Campaniforme. Childe  n'était pas un manuel, ce n'était pas un homme de terrain mais il a fait des fouilles, notamment celles déjà mentionnées à Skara Brae. Ce croquis de Childe (diapo)

Childe par Jacques Nenquin

Childe par Jacques Nenquin

a été fait par Jacques Nenquin, qui a été pendant quelques années le secrétaire général de l'Union internationale des sciences pré- et proto- historiques. Skara Brae, dans les Orcades, est un site où il y a des maisons agglomérées, tout est en pierre, il n'y a pas de bois dans le secteur, donc c'est quelque chose d'assez original avec des sortes de cases, de lits, de foyers, tout ça en pierre. Le séjour de Childe à Edimbourg a été très prolifique, parce qu'il a écrit sept ou huit livres qui sont fondamentaux : L'Orient ancien, qui sera publié chez Payot après la guerre, Le Danube dans la Préhistoire, l'Age du Bronze, Man makes himself, d'ailleurs publié par Gonthier sous le titre La Naissance de la civilisation, Le Mouvement de l'Histoire, publié par Arthaud en 1961. De sorte que si Childe, jusque dans les années 1930-1940, a surtout travaillé en Europe, il a ensuite élargi sa focale, parce qu'il n'a pas écrit des ouvrages que sur l'Europe, il a écrit des ouvrages de portée beaucoup plus générale, planétaire dans une certaine mesure et qui sont des sortes de réflexions sur le mouvement de l'Histoire, comment s'organise l'Histoire, comment s'organisent les sociétés historiques. On se rend bien compte de sa façon de voir les débuts de la Protohistoire dans l'Orient préhistorique, à partir notamment de la traduction qu'en a fait Payot en 1953, la première édition remontant à 1935. C'est vrai que, profitant des découvertes qui avaient eu lieu en Egypte, en Mésopotamie et jusqu'en Inde, Childe a essayé d'en synthétiser les résultats, d'en tirer un bilan, notamment sur le problème qui lui tenait à cœur, celui de l'avènement de l'agriculture, et plus tard, dans un second temps, du processus d'urbanisation. Dans les deux cas, ce qui pour lui est une évidence c’est l'antériorité des épanouissements proche-orientaux par rapport à l'Europe, qu'il considère comme un continent encore barbare. C'est ce qui explique d'ailleurs la carte suivante (diapo)
Carte de Childe, néolithisation de l'Europe

Carte de Childe, néolithisation de l'Europe

, où l’on voit que finalement la néolithisation de l'Europe, mais pas seulement la néolithisation, les cultures qu’aujourd'hui nous appelons chalcolithiques ou du début de l'âge du Bronze sont aussi concernées, trouvent toutes pour Childe leur origine dans les foyers les plus importants de l'Orient, c'est-à-dire à cette époque-là l'Egypte et la Mésopotamie, avec surtout une influence de ces cultures sur la Crète et à partir de là, à la fois par la voie du Danube et par la voie de la Méditerranée, une colonisation progressive du continent européen, au plan des idées, des techniques, jusqu'à ses zones les plus occidentales. Pour revenir à l'Orient lui-même, Childe pensait au fond que les meilleurs candidats pour l'origine du Néolithique étaient probablement ceux qui, dans un second temps, avaient marqué le plus d'énergie pour évoluer vers des stades supérieurs, c'est-à-dire l'Egypte et la Mésopotamie. Malgré tout, il n'ignorait pas l'intérêt que pouvait présenter un secteur comme celui de la Palestine et si on regarde les tableaux chronologiques qu'il fait de l'époque, il met plus ou moins en concomitance la Mésopotamie, l'Egypte et la Palestine, bien que ce qui passe dans cette zone n'était pas encore très bien connu à cette époque-là (le Néolithique précéramique n'était pas identifié, il n'a été connu, pratiquement bien défini, qu'avec les travaux de Miss Kathleen Kenyon dans les années 1950). Pour Childe, il y avait des endroits plus dynamiques, c'était la Mésopotamie et c'était l'Egypte. Il a aussi dans L'Orient ancien dressé un tableau de ce qui se passait dans la vallée de l'Indus. Au fond, il y avait trois centres de ce qu'il appelait la "révolution urbaine": l'Egypte, la Mésopotamie, la vallée de l'Indus, et il pensait que c'était par là, dans ces secteurs, qu'il fallait retrouver les origines du Néolithique, c'est-à-dire remonter par une sorte d'analyse régressive à des temps plus anciens. S'agissant de l'agriculture, il pensait qu'il y avait deux types d'agriculture. D'abord, l'agriculture itinérante sur brûlis de forêts, qui a longtemps servi à expliquer le déplacement des civilisations danubiennes néolithiques : autrement dit, on cultive, on retourne la terre à l'aide d'une houe, d'un bâton à fouir rudimentaire, on sème, on recueille la récolte. Mais comme les terrains ne sont pas mis en jachère, qu'il n'y a pas un système d'assolement, les rendements baissent rapidement, au bout de quelques temps les sols sont épuisés, il faut aller ailleurs. Donc cette agriculture est itinérante, elle est mobile, ou elle n'est fixe que pendant un laps de temps relativement court. Ce modèle sera repris d'ailleurs par Clark dans L'Europe préhistorique, les fondements de son économie, publié chez Payot en 1952. Et Childe fait observer qu'il y a un deuxième type d'agriculture, c'est l'agriculture sédentaire, qui caractérise l'Egypte, la Mésopotamie et l'Indus. C'est une agriculture sédentaire qui peut se pratiquer dans les zones où il y a des torrents, des rivières, qui abandonnent des limons à la suite de crues, qui sont des limons très fertiles : ce qui est  le cas de l'Egypte, ce qui peut être le cas de la Mésopotamie et de l'Indus. C'est dans les zones où il y a ces grands fleuves qui ont des crues et donnent des épandages de limons très fertiles qu'on peut trouver d'emblée une agriculture sédentaire. Donc vous voyez cette opposition: la première agriculture est sédentaire en Orient et au contraire, dans les régions européennes, elle est itinérante.

 

La théorie des oasis

 

Autre argument de Childe : l'économie agricole se combine régulièrement avec une économie d'élevage et Childe accorde un poids évident aux données climatiques. Selon lui, les débuts de l'élevage se réalisent forcément à une époque de réchauffement climatique, celle du postglaciaire qui voit en Europe notamment la fonte des glaces, l'augmentation des températures, la mise en place d'un climat tempéré. Dans les régions qui sont plus au Sud, c'est-à-dire dans les régions du Moyen-Orient, se produit une translation des zones arrosées, qui étaient celles du Proche-Orient, vers le Nord avec le réchauffement climatique. Les régions du Nord deviennent des régions tempérées et, par contre, une plus grande aridité caractérise les régions précédemment arrosées : autrement dit il y a une translation Sud/Nord de l'humidité. C'est là qu'il en arrive à développer sa fameuse théorie dite "des oasis". Dans ces régions précédemment arrosées, on va vers des conditions de plus en plus arides. Evidemment les populations, mais aussi les animaux, les plantes, se regroupent autour des points d'eau, et c'est de cette promiscuité entre plantes, animaux, et population, que va naître la domestication. Voilà un passage de Childe, qui ne manque pas de lyrisme pour expliquer la domestication animale: "Les herbivores, en quête de nourriture et d'eau, se pressaient autour des sources  et près des cours d'eau en déclin, se groupant dans ce qui devait former un jour les oasis, mais ils se trouvaient ainsi plus exposés que jamais aux attaques des bêtes de proies, les lions, les léopards, les loups, rôdant eux aussi en quête d'eau dans les parages. Les carnivores représentaient également une menace accrue pour les humains, les mêmes causes obligeant les chasseurs-collecteurs à s'agglomérer dans les vallées et auprès des sources. Le commun effort pour échapper au terrible effet de la sécheresse établit alors une sorte de solidarité entre le chasseur et sa proie. Si celui-là s'adonne aussi à la culture, il a quelque chose à offrir aux herbivores affamés, et les chaumes laissés par les récoltes constituent les meilleures pâtures de l'oasis. Une fois sa moisson rentrée, le cultivateur peut tolérer que des bovins sauvages ou des mouflons à moitié morts de faim empiètent sur les parcelles qu'il cultive. Certaines bêtes sont trop affaiblies pour fuir, trop décharnées pour qu'il vaille la peine de les abattre. Ces circonstances permettent à l'Homme d'étudier leurs mœurs, il s'efforce de chasser les lions et les loups qui les menacent, et peut même leur offrir quelques surplus de ses greniers. De leur côté, les bêtes s'apprivoisent et s'accoutument au voisinage de l'Homme". Plus loin : "L'aridité croissante fut l'occasion pour le cultivateur de s'attacher non seulement de jeunes animaux isolés, mais les rescapés de troupeaux entiers où se trouvaient représentés les deux sexes et tous les âges. S'il s'avise du parti à tirer de ces groupes assemblés en lisière de son campement et qui constituent une véritable provision de gibier à domicile, l'Homme est sur le chemin de la domestication". En fait, cette théorie, il ne l'a pas inventé, il l'a lui-même empruntée à un chercheur, Raphaël Pumpelly, qui avait écrit un ouvrage sur le Turkestan, publié en 1908, dans lequel cet auteur développait également ces sortes de regroupements autour des oasis, à la fois des populations humaines mais aussi des animaux et de la flore.

 

Climat et migrations

 

Il y a un point sur lequel les idées de Childe ont un peu vieilli : il considère que l'économie néolithique est une économie fermée et domestique, mais en disant cela il pense essentiellement au volet économique, c'est-à-dire que les populations néolithiques, les villages néolithiques, pouvaient vivre en autarcie, elles n'ont pas besoin d'échanger. Par contre, il reconnaît que des échanges s'opèrent déjà entre communautés pour l'approvisionnement en certains matériaux, silex, obsidienne, coquillages : il est au courant de ces échanges qui se produisent dans les Balkans, notamment à propos des parures, des bracelets en spondyle. Ce qui est intéressant, c'est qu'il y a là une espèce de contradiction entre une sorte d'autarcie alimentaire et, en même temps, une certaine dépendance externe à propos des matériaux nécessaires à l'organisation de la production. On peut dire que ce problème n'est de nos jours encore pas tout à fait résolu car aujourd'hui  l'archéologie ne cesse de mettre en évidence des échanges depuis le début du Néolithique et même avant, mais le problème de la transmission, des échanges de biens consommables, au niveau alimentaire, reste encore posé. Un autre point sur lequel Childe a insisté pour expliquer l'apparition des civilisations agro-pastorales, outre la part essentielle du climat, c'est celle du milieu, de ses potentialités. Il y a là une grande différence avec les culturalistes comme Braidwood : pour lui, c'est la base matérielle, et donc le milieu qui nourrit, qui reste déterminant. Le progrès adaptatif est d'abord lisible dans le domaine techno-matériel et là, on retrouve évidemment le poids des idées marxistes. Il prend comme exemple la civilisation magdalénienne et il dit : « La civilisation magdalénienne, qui est la plus brillante peut-être des civilisations occidentales du Paléolithique supérieur, a décliné et s'est éteinte dès lors que le milieu a changé ». Bien entendu, on peut toujours penser qu'elle n'est pas morte, qu'elle s'est adaptée à de nouvelles conditions, ce qui a donné d'autres bulle...cultures, comme l'Azilien par exemple, en apparence moins brillantes tout du moins du point de vue des productions artistiques. Surtout, dit Childe, le poids du culturel, de ce qu'il appelle la "superstructure magique", qui a permis le développement des œuvres d'art rupestres, si fort au Magdalénien, n'a été d'aucun effet pour faire évoluer cette culture vers d'autres stades supérieurs, autrement dit c'est donc que les limites opposées par le milieu ont été les plus fortes. Dans son esprit, le naturel est plus important, à ce niveau-là, que le culturel, et vous retrouvez des idées absolument inverses chez quelqu'un qui l'a beaucoup contesté, Robert Braidwood, pour qui au contraire le culturel est absolument déterminant dans ce type d'avancée. Alors, autre point également intéressant, qui est emprunté à Morgan : à chaque nouvel âge de la Préhistoire correspond un nouvel âge économique et social, c'est-à-dire que les choses se font par rupture. Mais si elles se font par rupture, comment expliquer ces ruptures ? Childe a une explication toute faite : ce sont les migrations. Autrement dit, il n'est pas du tout pour les évolutions autochtones, les évolutions sur place, les évolutions internes. Il est essentiellement pour la migration et, pour lui, ce sont les migrations qui expliquent tout. Au fond, la chasse -cueillette, c'est le stade de la sauvagerie chez Morgan ; le Néolithique, la révolution agropastorale, c'est le stade de la barbarie chez Morgan, et, enfin, l'âge du Bronze, la révolution urbaine, c'est cela qui amène la Civilisation, un terme qui est régulièrement repris par les anglo-saxons.

 

Une philosophie de l’histoire

 

Il convient à ce point, avant de revenir un peu sur L'Aube de la civilisation européenne, de dire quelques mots quand même sur ses ouvrages généraux, parce que cela donnera l'occasion d'évoquer les "suiveurs" de Childe, si on peut dire, ceux qui l'ont suivi dans ses théories. Alors d'abord les ouvrages plus généraux, comme Man makes himself ou What Happened in History. On est plutôt dans une sorte de philosophie de l'Histoire avec ces livres-là : pour Childe, en quelque sorte, il y a deux phases. Le Néolithique, c'est une sorte de message d'espoir avec l'agriculture qui peut nourrir les hommes : c'est la "révolution néolithique". Et puis arrive la deuxième révolution, la révolution urbaine. Tout s'effondre parce que, à ce moment-là, se créent des dominants et des dominés, et il se produit un asservissement des peuples par les dominants. Au fond, la naissance de la civilisation, déjà commentée précédemment, se termine par un constat pessimiste. La progression démographique, qui accompagne le développement post- Néolithique, l'apparition  des premières villes, des premiers Etats, ont entraîné des rapports de type dominants/dominés. Et la notion de progrès, chère à l'auteur, chère d'ailleurs à tous les évolutionnistes de la fin du XIXe siècle, est parfois frappée par des crises, des ralentissements, de sorte que le progrès humain peut être suivi par des phases de déclin. Il fait observer que "les producteurs -c'est-à-dire les cultivateurs, les pasteurs, au fond les « enfants du Néolithique » - jouirent d'une certaine sécurité, mais avec l'avènement des premières cités, des premières villes -c'est-à-dire la révolution urbaine-, n'accédèrent pas à la richesse. De même pour les artisans : les artisans spécialisés n'auraient pu vivre autrement que des surplus procurés par la révolution, mais la part qui leur revenait était dérisoire. Finalement, l'essentiel des surplus avec l'accès à la civilisation restera le monopole de quelques privilégiés, les rois, les prêtres, leurs familles, qui profitèrent du travail des manuels. Ces classes dirigeantes, nées de la révolution urbaine, devaient  -ça c'est un constat très pessimiste- une partie de leur pouvoir à des superstitions. Les prêtres en Mésopotamie, les pharaons en Egypte, autrement dit les classes dirigeantes solidaires -c'est très marxiste comme vue-, ne patronnèrent pas les sciences rationnelles mais entretinrent des idées religieuses, génératrices certes d'espérance mais de caractère tout à fait illusoire". Les scribes, qui apparaissent dans ces cultures proche-orientales, étaient proches des milieux dirigeants, avec lesquels ils avaient partie liée, et ils entretenaient des superstitions à la gloire des dominants. Donc, ces sociétés, finalement, ont été aux prises avec des sortes de contradictions inextricables. On retrouve là les idées de Childe, son côté un peu idéaliste teinté d'amertume, quand il pense à ce qu'aurait pu être, "la splendeur d'un paradis sans classe".Un petit passage, qui est dans la conclusion du livre, reprend bien ces idées : "Mais il est aussi vain de déplorer les superstitions du passé que de dénoncer la laideur d'un échafaudage indispensable à l'érection d'un bel édifice. Il est puéril de demander pourquoi l'humanité ne progressa pas en ligne droite, de la puanteur crasseuse des communautés précédant la société de classes -au fond les communautés néolithiques- à la splendeur d'un paradis sans classe jusque ici nulle part réalisé. Peut-être les conflits et les contradictions, mis en lumière dans ces pages, constituent-ils la dialectique même du progrès, quoiqu'il en soit ce sont des faits. La réprobation dont on peut les entourer ne prouve aucunement que le progrès soit une chimère, mais bien qu'on n’entend rien ni aux faits ni aux progrès ni à l'Homme. L'Homme est l'artisan des superstitions et des instruments d'oppression autant que des sciences et des outils de production, c'est-à-dire qu'il s'est exprimé dans deux directions, qu'il s'est cherché et forgé lui-même".

 

Premières critiques

 

Revenons maintenant sur l'Aube de la civilisation européenne, pour pouvoir parler ensuite des gens qui ont évidemment suivi Childe dans ses conclusions. L'Aube de la civilisation européenne a été publiée en 1925 et, en 1927, le livre étant épuisé, on a fait une seconde édition, puis il y a eu une troisième édition en 1939, mais cette édition a été brûlée incidemment. C'était d'ailleurs dans cette édition de 1939, dans le contexte évidemment du nazisme, que Childe dénonce le  dévoiement de l'archéologie préhistorique. Les nazis ont développé toute une archéologie préhistorique avec derrière une idéologie très forte. Il écrivait en 1939 : "Peut-être sommes-nous à la fin d'une ère de libre recherche. Sur une grande partie du continent, la Préhistoire a été attelée au service d'un dogme politique". Cette édition a été brûlée, et Childe s'est mis tout de suite à reconstituer une autre édition, qui a paru en 1947 : c'est cette dernière qui existait dans le commerce français. Entretemps,Childe avait noué des contacts avec ses collègues soviétiques et, par rapport aux éditions précédentes, il a revu certains chapitres consacrés à la Thrace, à la Moldavie, aux civilisations pontiques, en gros à toutes les civilisations de l'Europe de l'Est. Il en a rénové un peu les chapitres par rapport à ce qu'ils étaient dans les éditions précédentes. Il existe aussi une cinquième édition, une sixième édition a été publiée en 1957, l'année même de sa mort à l’âge de 65 ans. Certains prétendent qu'en fait celle-ci est un suicide, qu'il voulait mettre fin à ses jours.

1957 : la date est importante car ses idées commençaient à être contestées. Pour lui, les premières civilisations agricoles néolithiques, c'était l'âge de la pierre polie, c'était la céramique, c'était l'agriculture, c'était la sédentarisation. Mais à partir de ce moment-là, on commençait de discuter, par exemple, l'idée qu'il pouvait y avoir du Néolithique sans céramique, et cela, ça l'avait un peu perturbé. Deuxièmement, il y avait des gens qui contestaient ses chronologies, qui étaient des chronologies très basses, très contractées. Le fait que toute la civilisation européenne dépendait de l'Orient entrainait en quelque sorte l'idée que rien ne pouvait être en Europe antérieur à certaines civilisations orientales, donc toute la mécanique, toute la construction chronologique des  civilisations européennes était fondée sur l'Orient et ne pouvait pas être plus ancienne, ce qui a engendré des anachronismes excessifs. Les gens ont commencé de l'attaquer sur le fait que ses chronologies étaient trop contractées et trop compressées. C'est le moment où le radiocarbone commençait à apparaître, et à engendrer beaucoup de débats. Tout cela fait que Childe était un peu déstabilisé vers la fin de sa vie et il semblerait que, dans la dernière édition, sous l'effet des modes qui commençaient de voir le jour, il ait un peu vieilli les premières civilisations européennes, et donc qu’il ait un peu, si on peut dire, étiré l'accordéon chronologique. Ce document (diapo)Diffusion de la culture depuis le Proche-orient dans l'Europe préhistorique présente, de manière schématique, le système de Childe : Egypte et Mésopotamie qui sont les points de départ, ensuite Anatolie et Crète, qui sont finalement les relais vers l'Europe, et puis les deux routes : la route du Danube et la zone méditerranéenne, et on voit que l'Egée joue un rôle clé dans la transmission des cultures, à la fois vers l'Italie, vers la péninsule ibérique, de là vers la France. Ce modèle est intéressant parce qu’il donne lieu à un anachronisme qui est assez criant. En Troade, c'est-à-dire en Anatolie occidentale, la grosse référence, depuis les fouilles de Heinrich Schliemann puis de Wilhelm Dörpfeld, c'était le site de Troie. On avait une stratigraphie qui était évidemment très importante, avec Troie 1, Troie 2, etc. : ce que Schliemann appelait les cités successives de Troie, les villes successives qui s'étaient développées sur le site de Troie, sur le site d' Hissarlik. Childe mettait en comparaison Troie 1, Troie 2 et notamment les céramiques d'un noir brillant, poli, qui étaient des céramiques qui présentaient un caractère un peu métallique, en correspondance chronologique avec, le document le montre bien, tout le Néolithique du Sud-est de l'Europe, Dimini-Vardar-Morava, c'est-à-dire en gros la culture de Vinça. Vinça, en Serbie,  c'est un tell, c'est-à-dire un empilement de couches d’habitat formant une sorte de grande stratigraphie. Le site avait permis de définir la culture de Vinça, une culture du Néolithique moyen qui s'est développée pendant 1500 ans, avec un stade ancien et des stades plus récents, plus évolués. Childe établissait donc cet espèce de parallélisme, mais là il se trompe lamentablement parce que Troie 1 doit démarrer vers 3500 environ avant notre ère tandis que DImini-Vardar-Morava, c'est autour de 4500/5000 avant notre ère. Et donc, comme dans le système de Childe tout ce qui est oriental influence l'Anatolie, que l'Anatolie influence la Grèce et les Balkans et que les Balkans influencent l'Occident, tout cela est forcément très compressé et, on peut le dire aujourd'hui, n'a plus aucune valeur du point de vue chronologique. Mais à l'époque, il n'y avait pas le radiocarbone, donc on était obligé de travailler par comparatisme. Et qu'est-ce qu'on comparait essentiellement ? On comparait les céramiques, parce que les céramiques, évidemment, il y en a beaucoup sur les sites néolithiques et c’est un marqueur culturel fort.

 

De Mycènes au Wessex

 

Sur une autre illustration du schéma de Childe (diapo)Schéma de Childe
Schéma de Childe
, on voit S = "Grains de faïence segmentés" : pour lui en effet, les premières importations orientales, les premières marques qui permettaient de positionner chronologiquement, de façon certaine, l'Orient et l'Occident, c'était le développement des grains de faïence que l'on croyait fabriqués essentiellement en Egypte. On appelait ça les "perles égyptiennes", en  faïence ou en pâte de verre, et on en trouvait pratiquement dans toute l'Europe. Et Childe disait: « Voilà des importations, elles viennent d'Egypte, elles transitent par Mycènes et, à partir de là, on peut les retrouver en Europe occidentale ». On mettait les débuts de Mycènes autour de 1600 avant notre ère, donc la diffusion de ces perles en Europe ne pouvait pas être antérieure à 1600, donc on les datait, grosso modo, de 1500/1400 au fur et à mesure qu'elles allaient vers l'Ouest. Ce qui explique que les cultures d'Europe du centre et d'Europe de l'Ouest, où l'on trouvait ces perles de verre, où l'on trouvait aussi des choses un peu originales comme l'or, bien présent à Mycènes, comme l'ambre, toutes ces cultures selon lui ne pouvaient pas être antérieures au Mycénien, et donc ne pouvaient être que postérieures à 1600/1500 avant notre ère. Alors là-dedans, on mettait des cultures du Bronze ancien du centre de l'Europe, les grandes cultures occidentales du Bronze ancien comme les princes des tumulus d'Armorique, ou la culture du Wessex en Angleterre, toutes ces cultures qui sont des cultures du Bronze ancien, quand Childe les datait il ne pouvait pas les positionner avant 1400. On mesure bien cette compression qui faisait que tout l'Occident était tributaire chronologiquement de ce qui se passait à l'Est, l'Egée n'étant d'ailleurs qu'un relais par rapport aux sources, aux épicentres, qui étaient en Orient. Mycènes, dans cette perspective, c'est le relais obligé, avec ses grandes tombes, avec ses poignards extraordinaires. Quand la civilisation mycénienne a été révélée par Schliemann et Dörpfeld, cela a été un vrai choc et, à partir de ce moment-là,  on mettait à Mycènes l'origine de la civilisation européenne, en reniant un peu l'Orient. Vous avez même des gens qui ont défendu le sens inverse, les Allemands en particulier ont dit: "Mais au fond, les premiers Indo-européens sont en Europe du Nord et en Europe germanique, donc, au fond, Mycènes n'est jamais qu'un appendice secondaire d'une civilisation qui est née en Allemagne". On voit à nouveau ici le poids sous-jacent des idéologies, qui est derrière la plupart des théories archéologiques, et cela il ne faut jamais le perdre de vue. Sortons un peu de l'archéologie pour rentrer dans la mythologie archéologique : lorsque Schliemann a fouillé ces tombes, il a passé un télégramme au roi de Grèce en lui disant : "J'ai retrouvé Agamemnon'". Tout ça, ça n'a bien sûr rien à voir, ni avec la Troie d’Homère, ni avec la royauté : les tombes du cercle A, elles datent entre 1700 et 1500 avant notre ère, il n'est pas sûr qu'il y ait eu alors une royauté à Mycènes, ce sont des aristocrates, des élites, des dominants, on peut les appeler comme on veut, mais ce ne sont sans doute pas des rois. Evidemment, les civilisations à tumulus d'Occident, comme les tumulus armoricains ou les tumulus du Wessex, ou les tumulus de Saxe, étaient considérés comme relevant d'une influence mycénienne, avec les fameuses pointes de flèches armoricaines, ces fragments de poignées cloutées d'or, qui sont des choses connues à Mycènes. Au fond c'est Colin Renfrew qui a été un des premiers à remettre en question cette influence mycénienne sur l'Occident, car dès qu'on a eu le C14, on a pu dater plus précisément Mycènes, on a pu dater ces civilisations occidentales et on s'est rendu compte que ces civilisations, l'Armorique et le Wessex en particulier, dataient du Bronze ancien, c'est-à-dire en gros entre 2100 et 1600 avant notre ère, et ne devaient rien à Mycènes. Renfrew a fait un article d'ailleurs, "Wessex without Mycenae ", « le Wessex sans Mycènes », autrement dit, débarrassons-nous de ces théories mycéniennes. Stonehenge aussi, extraordinaire, ne pouvait être dû qu’à une influence mycénienne, croyait-on. Tout ça est évidemment abandonné aujourd'hui. Mais il faut voir, du point de vue de l'historiographie, ce que fut l’intensité des débats autour de ces questions. La chronologie de Childe telle qu’évoquée jusqu'à présent, a vraiment été la chronologie officielle, au moins jusque dans les années 50. Autrement dit, elle a été suivie par de nombreux chercheurs. Son poids intellectuel, diffusionnisme à partir de l'Est et chronologies basses, a influencé toute une génération d'archéologues et la plupart des synthèses qui sont publiées entre 1950 et 1960 obéissent au modèle childien. Le livre de Bailloud paru en 1955, les civilisations néolithiques, déjà évoqué, avec des cartes qui ressemblent à celles de L'Aube de la civilisation européenne et avec des datations qui sont très compressées, en est un très bon exemple.

 

Glyn Daniel et la chronologie des mégalithes

 

Une autre figure de ce chapelet historiographique est un personnage important de la Préhistoire britannique : il s’agit de Glyn Daniel. Plus vulgarisateur que chercheur, il est l'auteur de synthèses brillantes. Il a été contesté, en Angleterre même, dans la mesure où il s'est peu investi sur le terrain. D'ailleurs, entre parenthèses, cette dichotomie, elle existe encore aujourd'hui en archéologie : vous avez de brillantes personnes qui conceptualisent mais qui sont piètres sur le terrain, qui ne le pratiquent même pas, et à côté de ça, vous avez d'excellents fouilleurs, mais qui ont du mal à se sortir de l'archéographie, c'est-à-dire de tout ce qui est purement typologique. Donc, évidemment, l'archéologue idéal, c'est celui qui passe en permanence du micro au macro, du particulier au général, du particulier à la synthèse, et vice versa, avec des feed-back permanents. Mais ce n'est pas souvent le cas. Chacun trouve son plaisir où il veut, bien entendu. Tout le monde est libre. Quoi qu’il en soit, Glyn Daniel était le directeur de la revue Antiquity, puis il a dirigé pendant très  longtemps une collection chez Thames & Hudson « Ancient Peoples and Places », où  il a pratiquement essayé de bâtir, mais en tant qu'éditeur, une sorte de préhistoire mondiale. Lui-même s'est intéressé tout particulièrement au bulle...mégalithisme. Il était sous l'influence de Childe et, par exemple, il a défendu pendant très longtemps une sorte de primauté égéenne dans l'apparition en Occident des bulle...sépultures collectives et du mégalithisme en particulier. Il a écrit un livre, paru en 1960 en anglais chez Thames & Hudson, Les tombes mégalithiques de France. Le problème, c'est que ce livre a été écrit avant que les premières datations radiocarbone n'apparaissent. Or, on s’en souvient, ce sont les Bretons, notamment Pierre-Roland Giot et ses élèves, Jean L'Helgouach et Jacques Briard, qui ont commencé à proposer en France les premières datations de mégalithes, avec des dates qui apparaissaient absolument improbables à ceux qui appliquaient le système de Childe. Parce que quand Giot fouillait par exemple le bâtiment de Carn, puis les bâtiments de Barnenez dans le courant des années 1950 et qu'il a fait faire les premières datations,  elles donnaient pour les mégalithes des dates autour de 3800/3500 avant notre ère (elles n'étaient pas encore calibrées, ces dates, il s’agit ici de dates bc). Donc c'était quelque chose d'absolument surprenant, qui a complètement déstabilisé beaucoup de chercheurs. Dans Antiquity, Glyn Daniel a su très vite prendre le vent et il est devenu un fervent défenseur du radiocarbone. Mais son livre, qu'il a publié avant 1960, avant les dates radiocarbones, est un livre d'inspiration tout à fait childien, c'est-à-dire qu’il compresse les dates et qu’il pense, par exemple, que le mégalithisme français évolue entre 2300 et 1200 avant notre ère, c'est-à-dire à des dates très basses, trop basses, très compactées. Il ne sort pas du système que Gérard Bailloud avait utilisé auparavant. Ainsi, il pensait  que les hypogées d'Arles (diapo)Hypogées d'ArlesHypogées d'Arles
, ces très beaux monuments moitié tombes creusées dans le roc moitié mégalithes, étaient des bâtiments influencés forcément par les cultures méditerranéennes, c'est-à-dire influencés par les zones où il y avait des hypogées à proximité d'Arles, c'est-à-dire la Sardaigne, la Méditerranée centrale. Peut-être songeait-il aussi à l'Espagne, parce qu’il pensait qu'il pouvait y avoir des contacts qui s'opéraient directement entre la Méditerranée centrale et la Péninsule ibérique, et donc il pouvait y avoir une remontée le long des côtes de l'Espagne méditerranéenne jusqu'en France. Il le pensera aussi pour le mégalithisme. Mais en même temps, Glyn Daniel était intéressé par le radiocarbone et il a très vite compris que les chronologies basses étaient pratiquement condamnées. Il a même écrit lui-même dans un de ses éditoriaux : "La datation par le radiocarbone est la grande révolution de la Préhistoire du XXe siècle".

 

Grahame Clark et Vladimir Milojčić

 

Autre suiveur de Childe, Grahame Clark, qui était professeur à Cambridge. Grahame Clark avait écrit une sorte de préhistoire mondiale, World Prehistory: a new outline, dont la deuxième édition a paru en 1969. Entre temps, le radiocarbone était arrivé sur le marché ce qui lui a permis de montrer que tout ce qu'on considérait à l'époque comme des civilisations plus ou moins contemporaines ne l'étaient pas et qu’il fallait en fait vieillir beaucoup de ces manifestations. Et en même temps, le radiocarbone permettait d'avoir des sortes de concordances entre des civilisations qui n'étaient plus seulement les civilisations européennes, mais aussi les civilisations américaines, asiatiques, africaines, etc. Il a publié une autre édition, dont l’auteur de cette leçon a d’ailleurs rendu compte dans les Annales en 1977, mais ce qui nous intéresse ici c'est celle de 1969 parce que, malgré le radiocarbone, Clark succombe à ce qu'on pourrait appeler le mirage égéen, c'est-à-dire qu’il se situe encore dans la veine de Childe et qu’il pense, notamment, que la Méditerranée orientale est le lieu d'origine de la bulle...sépulture collective, du culte de la déesse mère, des expressions mégalithiques, du travail du cuivre, tout cela ne pouvant venir que de la Méditerranée orientale et notamment de la zone égéenne.

Il y en a un autre qui a suivi Childe, c'est Vladimir Milojčić. Il était professeur à Heidelberg, il a beaucoup travaillé dans les Balkans et c'est lui notamment qui a fouillé le site d'Argissa en Grèce, qui est une stratigraphie néolithique importante. Il avait  échafaudé pour le Sud-est de l'Europe une chronologie affinée qui était fondée en totalité sur des recoupements stratigraphiques entre gisements, et donc sur des comparaisons de matériaux : au fond, un système comparatif et une chronologie relative par la force des choses. Et il en tirait même une sorte de chronologie générale, qui était valable pour l'ensemble du Néolithique européen. A ce moment-là, lorsque le radiocarbone est arrivé, beaucoup de bulle...cultures qui étaient datées très bas, toujours dans le système de Childe, très récentes, ont été vieillies. On a commencé à faire des datations sur les cultures de Grèce, des Balkans, etc. De sorte que Milojčić a été complètement déstabilisé. Il y a eu toute une série de débats et Milojčić restait cramponné à son système comme on le vit au congrès de Belgrade en 1971. On n’avait pas encore, malgré les premières datations C14, une idée de la durée réelle de développement des civilisations, de sorte qu’entre les tenants des chronologies basses et les nouveaux tenants des chronologies étirées, hautes, donnaient lieu à des débats, à des prises de becs dans les revues. Lorsqu'on lit ça avec le recul, c'est assez amusant d'ailleurs.

 

La polémique sur Tartaria

 

Les fameuses plaquettes de Tărtăria constituent, dans cette perspective, un autre point intéressant. Milojčić, qui était accroché à la vision childienne de l'articulation des cultures balkaniques, ne pouvait se résoudre à admettre que la culture de Vinça n'avait rien à voir avec le Bronze ancien de Troie, comme le disait la théorie de Childe. Et un argument sembla lui donner raison, pendant quelques temps: en 1961, un fouilleur qui s'appelait Nicolae Vlasa a mis au jour en Roumanie, à Tărtăria, des plaquettes d'argile et ces plaquettes étaient assez étranges (diapo)

Plaquettes d'argile, Tărtăria (Roumanie)

Plaquettes d'argile, Tărtăria (Roumanie)

. Ce sont des plaquettes en terre cuite, qui sont ornées de motifs gravés, soit pictographiques, soit beaucoup plus abstraits, plus schématiques. Sur la première il y a une espèce de caprin, peut-être un autre animal à côté, et vous voyez autour des choses assez énigmatiques. Milojčić et Vlasa se sont accrochés aux données stratigraphiques de ces plaquettes, parce que pour eux elles semblaient conforter le fait que Vinča était lié à Troie 1 et 2, qui était lui-même lié à Uruk, en Mésopotamie : on avait donc là la filière, autrement dit on reprenait le système de Childe. Mais le fouilleur, Vlasa, prétendait les avoir trouvées dans un niveau de la culture de Vinča. La culture de Vinča, nous l’avons vu, c’est en gros vers 5000/4000 avant notre ère, mais à cette époque-là, en appliquant le système de Childe, on la datait autour de 3000 avant notre ère. Le problème, c'est que sur ce site il y avait un niveau au-dessus, qui appartient à la culture de Baden, dans un faciès local qui s'appelle le Cotofeni. S'il avait trouvé les plaquettes dans ces niveaux Cotofeni, cela n’aurait pas posé de gros problèmes stratigraphiques, dans la mesure où on était vers 3000. On aurait pu dire à ce moment-là qu'il y avait une influence de la Mésopotamie, parce que Tărtăria rappelle les plaquettes pictographiques d'Uruk, en Mésopotamie, vers 3200/3000  avant notre ère et les choses auraient pu coller. Mais Vlasa disait « non, je les ai trouvées en bas, dans un horizon de la culture de Vinča». Cette découverte a donné lieu, en fait, à des tas de débats. On a montré ces plaquettes à un spécialiste du monde sumérien, A. Falkenstein, qui a dit : « Ça ressemble à des  plaquettes d'Uruk ». Il y a eu alors trois positions, au premier desquelles ceux qui s'en tenaient aux chronologies basses, comme Milojčić, qui disaient : « Ces plaquettes sont Vinča, donc Vinča est contemporain d'Uruk et donc contemporain de Troie 1 et 2 », en gros la thèse de Childe. Il y a ceux qui disaient : « Ces plaquettes sont bien Vinča, mais Vinča est bien antérieure à la Mésopotamie, à Baden/Cotofeni,  donc il faut beaucoup vieillir Vinča ». C'étaient en quelque sorte les opposants aux tenants des chronologies basses, les opposants à Childe, Milojčić. Et puis il y a une troisième version, développée par l’auteur  de ces lignes dans son livre Caïn, Abel, Ötzi, c'est qu'elles sont douteuses. C'est quelque chose qui ne s'est pas beaucoup dit. En Roumanie, lorsqu'elles ont été découvertes, Nicolae Ceausescu était au pouvoir. Imaginez un archéologue apportant à un chef d'Etat une découverte comme ça, qui montre que la Roumanie est soit aux origines de la naissance d'une pseudo écriture, soit en correspondance directe avec la Mésopotamie, dont la lumière éclaire d'emblée la Roumanie ! Evidemment, il y a eu localement toute une publicité qui a été faite autour de cette découverte, alors qu'en réalité elle est très problématique. D'une part, le jour où il a fait sa découverte, Vlasa était seul. Il avait donné congés à ses fouilleurs. Quand vous faites une découverte comme ça, vous avez intérêt à remblayer et appeler les collègues pour qu'ils voient que c'est en place. Ensuite, il y a au musée où il travaillait, le musée de Cljuj, une collection de plaquettes mésopotamiennes, des vraies et des fausses. On se demande donc si, en réalité, ce n'est pas un faux. Tout le monde a écrit sur les plaquettes de Tărtăria. Renfrew a fait des articles dessus, tous les néolithiciens ont fait des articles sur Tărtăria. Aujourd'hui, plus personne n'en parle. Vous savez, quand une espèce de silence commence à se créer autour d'une découverte, ça veut dire que ce n'est pas très bon. Fermons cette parenthèse, qui sembla un temps avoir donné raison à Milojčić, mais notons que les dates radiocarbones qui se sont ensuite multipliées ont montré que la culture de Vinča était réellement du Néolithique moyen et n'avait rien à voir avec le Bronze ancien de Troie ou d'ailleurs.

 

Edward Sangmeister et l’Égée

 

Parmi les diffusionnistes qui nous intéressent directement et qui accordent un poids important à l'Egée, il y a Edward Sangmeister, professeur à Freiburg, une des grandes personnalités du Néolithique européen. Sangmeister ne s'intéressait pas aux mêmes problèmes que les autres : en réalité, lui s'intéressait plus particulièrement à l'origine de la métallurgie européenne. Et dès 1950, avec Siegfried Junghans et Manfred Schröder, ses collègues, il a parcouru toute l'Europe, il a fait des prélèvements dans toute l'Europe d'objets (armes, parures) de l'âge du cuivre, du bulle...Chalcolithique donc, et du début de l'âge du Bronze. Lui, ce qui l'intéressait, c'était de voir comment était née la première métallurgie européenne. A partir des composantes des divers cuivres, il essayait de juger d'où venaient ces cuivres et comment s'étaient organisées les cultures du Chalcolithique et du Bronze ancien européens. Son schéma reste quand même très childien car, d'une part, il a des chronologies basses, et, d’autre part, il donne à l'Egée un poids qui est un peu surdimensionné. Cette image (diapo)Edward Sangmeiste, carte 1
Edward Sangmeiste, carte 1
est extraite d’un article qu'il a publié en 1975. C'est très important la date, parce qu’en 1975, la contestation avec le radiocarbone des chronologies basses est déjà opérante et lui reste encore attaché à ces chronologies basses. Et ce qui est assez amusant, c'est que bien qu'ayant une chronologie relative très contractée, il a fait un peu comme Bailloud, il n'a pas dit de contre-vérités sur l'enchainement des divers stades qu'il a mis au point. Mais sa chronologie est trop récente et, surtout, il y a une surévaluation de rôle de l'Egée. Vers 2600 avant notre ère, d'après lui, il y aurait une première utilisation du cuivre natif dans la zone des Balkans et puis une métallurgie précoce qui apparaît en domaine égéen. Toujours cette espèce de mythologie du domaine égéen. Et puis à partir de là, ce noyau égéen est à la base de la transmission vers l'Ouest de la métallurgie, puisque ce sont des colons égéens, pensait-on, qui partent de cette zone et qui transmettent, au Sud-est de la péninsule ibérique et au Portugal, les premiers rudiments de connaissance de la métallurgie. Vers 2200 toute l'Europe centrale et du Sud-est (diapo)Edward Sangmeiste, carte 2
Edward Sangmeiste, carte 2
est gagnée aux pratiques métallurgiques, et l'Espagne du Sud et le Portugal, qui se sont autonomisés une fois transmises les connaissances de la métallurgie, construisent à partir de leurs propres gîtes de minerai une métallurgie spécifique vers 2200. Vers 2000 (diapo 74), il y a un renforcement des cultures dans toute l'Europe du Sud-est, du centre et dans l'Europe méridionale, l'Ibérie est peu à peu gagnée à la métallurgie, cela influence ensuite l'Europe du Nord. Voilà qui confirme un peu les phases précédentes, et puis on arrive au Bronze ancien avec de la métallurgie pratiquement partout, mais avec des foyers très importants qui sont les foyers de l'Europe centrale parce que là, il y a de l'étain, bien entendu. Revenons à la première carte : Sangmeister a eu une élève, qui s'appelait Beatrice Blance, qui a fait une thèse sur les débuts de la métallurgie dans la péninsule ibérique. Comme vous le savez, l'Allemagne et l'Espagne ont eu une histoire très proche au cours de la dernière guerre et même avant, et donc les Allemands ont implanté un centre archéologique très actif à Madrid,  l'Institut archéologique allemand, qui avait aussi une antenne au Portugal. Il y avait donc des fouilleurs allemands qui fouillaient en Espagne, qui fouillaient au Portugal, avec des moyens financiers importants, et souvent avec des fouilles qui étaient d'une qualité supérieure à celle des fouilles faites par les Espagnols ou les Portugais eux-mêmes. Les Allemands servaient un peu de modèle, dans la pratique de terrain, aux gens de la Péninsule ibérique. C'est comme ça qu'ils ont fouillé notamment, et qu'ils fouillent encore, le site de Zambujal au Portugal. Donc Sangmeister avait une élève, Béatrice Blance, qui a travaillé sur la péninsule ibérique, sur les débuts de la métallurgie. Elle pensait que des colons égéens, partis d'Orient pour apporter les connaissances du travail du métal à l'Ouest, avaient aussi apporté avec eux l'art de construire ces sortes de remparts avec bastions, qui est un modèle que l'on retrouve effectivement en Egée à ce moment-là. Il y avait tout un ensemble d'éléments culturels, et pas seulement la métallurgie, qui aurait été transmis depuis l'Egée jusqu'au monde ibérique. Voilà par exemple certains de ces sites égéens caractérisés par des murailles à bastions ronds ou semi-circulaires. Ici c'est le site de Kastri à Syros (diapo)Site de Kastri à Syros
Site de Kastri à Syros
, c'est un site de cuesta qui est barré, sur la partie qui donne vers la mer, par un rempart et, à l'avant de ces remparts, il y a toute une série de bastions. On retrouve la même chose sur un site qui s'appelle Panormos à Naxos, idem à Lerne, par exemple, en Grèce, où vous voyez aussi les bastions de cette époque-là, avec un rempart et puis ces bastions semi circulaires à l'avant du rempart lui-même. Tout cela alimentait en quelque sorte la thèse de Blance. Voilà maintenant (diapo).Bastions du Sud de la Péninsule Ibérique - Los Millares, Alméria
Bastions du Sud de la péninsule ibérique - Los Millares, Alméria
les bastions du Sud de la péninsule ibérique, les bastions de Los Millares, site de la région d'Alméria, dans le Sud-est de l'Espagne, mais que l'on retrouve exactement à l'identique au Portugal (diapo).Bastions du Sud de la péninsule ibérique - Portugal
Bastions du Sud de la Péninsule Ibérique, Portugal
Il y a plusieurs étapes de construction dans le rempart, bien entendu, il a été élargi, et vous avez même une espèce de barbacane dans la partie où se trouve l'entrée proprement dite du site. A ce moment-là, en 1961, le docteur Jean Arnal (diapo)Jean Arnal
Jean Arnal
commençait de fouiller le site du Lébous en France. Le Lébous, c'est un site de  la région de Montpellier, qui rappelle un peu celui que Jacques Coularou et ses collègues ont fouillé dans les années 80 et 90, dans la même région, à Boussargues (diapo)

Site de Boussargues

Site de Boussargues

: il s’agit de  sites ceinturés par des murs en pierres sèches, avec des espèces de tourelles aux angles ou sur les lignes de développement des murs. Sangmeister, quand il a vu qu'Arnal trouvait au Lébous des choses un peu comparables à celles qu’il explorait dans la Péninsule ibérique, s'est dit que les Egéens n'étaient pas simplement venus dans la Péninsule ibérique mais qu'ils étaient également venus dans le Sud de la France. C’est pour cela d'ailleurs qu’il a fouillé avec Arnal pendant quelques temps au Lébous : il y a envoyé des étudiants, parmi lesquels Christian Strahm, qui était son élève, et il y est peut-être lui-même venu fouiller. On voit bien comment ces choses-là ont fait tache d'huile, et comment cette notion de primauté égéenne a encore joué un rôle très important en Occident. La contestation est arrivée par la suite, quand on s'est rendu compte que, souvent, les sites d'Occident étaient plus anciens que les sites égéens : le radiocarbone a remis en question ces fameuses flèches Est/Ouest qui n'étaient, finalement, que la reproduction du modèle de Childe.

 

Pleins feux sur la péninsule Ibérique

 

Toujours à propos des Allemands en Espagne et au Portugal, notons qu’en plus de Sangmeister il y eut Hermanfrid Schubart, qui lui s'intéressait aux périodes plus récentes et surtout à tout ce qui était phénicien, punique, mais qui a travaillé aussi sur des périodes plus anciennes, comme l'âge du Bronze. Schubart pensait que, pratiquement dès le troisième millénaire, il y avait eu une sorte de réseau entre l'Egée et la Péninsule ibérique qui expliquait toute la préhistoire ibérique. Au bulle...Chalcolithique, c'étaient ces fameux sites fortifiés à bastions qui puisaient leur origine en Egée, et ensuite il y avait eu, au cours de l’Age du Bronze en Espagne, notamment dans le Sud-est, une bulle...culture très brillante, la culture d’El Argar, et donc Schubart pensait tout naturellement qu'il fallait également regarder vers l'Egée pour trouver l'origine de cette culture espagnole d'El Argar. Puis il y a eu les Phéniciens, les Puniques, puis la colonisation grecque. Donc, depuis le troisième millénaire, sans cesse, existait une relation qui liait la Péninsule ibérique à l'Est. Ces civilisations brillantes, on pensait qu'elles ne pouvaient pas avoir été "fabriquées" sur place, elles ne pouvaient qu’être nées sous l'effet d'une influence extérieure. Cette illustration  (diapo)

Bastions de Los Millares, Alméria

bulle...Tholos à Platanos, Crète

montre une grande sépulture circulaire - ce que l'on appelle une tholos- qui se trouve dans la Messara, la plaine du Sud de la Crète, à Platanos. En 1963, les espagnols Martin Almagro Basch et Antonio Arribas refouillent le site de Los Millares : ils commencent à explorer la ligne de défense et ils refont aussi des fouilles dans ces tholos, ces monuments à encorbellement, ces tombes qui constituent la bulle...nécropole de Los Millares. Vous avez donc le site avec cinq rangées de défenses successives et, à côté, vous avez la nécropole avec toute une série de sépultures en tholos. La tholos type de Los Millares (diapo)
Tholos type de Los Millare

Tholos type de Los Millares

est un monument sous tumulus, avec un couloir d'accès avec une série de porte en four, qui permettent d'arriver dans la chambre funéraire, dans laquelle vous avez des piliers qui sont toujours très beaux, très régularisés, et ces piliers sont ensuite remplacés à leur partie supérieure par un système de voûte avec une dalle qui sert de clé. C'est  une architecture qui est si belle, si sophistiquée, qu'on pensait qu'elle ne pouvait pas être née dans la Péninsule ibérique, et donc on regardait toujours vers l'Est. Evidemment, il fallait trouver des éléments convaincants à l'Est: donc on disait que c'étaient les fameuses bulle...tholos crétoises qui avaient servi de modèle aux tholos ibériques. On est donc toujours dans une ambiance diffusionniste. Et des auteurs diffusionnistes qui regardent toujours vers l'Egée, et qui essaient de trouver des points de comparaison. Evoquons maintenant quelque chose de très intéressant du point de vue de l'historiographie, puisqu'on est sur la Péninsule ibérique. Entre 1920 et 1940, le grand personnage de l'archéologie ibérique c'est Pedro Bosch-Gimpera, qui était professeur à l'université de Barcelone. Il a créé une école d'où sont sortis des gens comme Louis Pericot, Miquel Tarradell, Alberto Del Castillo, l'auteur de ce gros livre sur la civilisation du vase campaniforme. C'était alors le grand centre de la Préhistoire espagnole. Bosch a même écrit un ouvrage qui s'appelle Ethnologia de la península ibérica, publié en 1932, qui est un modèle d'érudition sur la préhistoire ibérique. Ensuite, avec le franquisme, il a été emprisonné. Il y a eu une pétition de savants internationaux qui ont réussi à le faire libérer, il est passé en France puis ensuite en Angleterre. Après la guerre, il est venu un peu travailler à l'UNESCO, mais il s'est surtout fixé au Mexique, où il est devenu professeur à l'université de Mexico. Pendant la guerre d'Espagne, Almagro a essayé de contrebalancer l'influence de Bosch. Bosch était occidentaliste et il contestait les idées de Childe, autrement dit il contestait les chronologies de Childe en disant qu'elles étaient beaucoup trop contractées, que le bulle...mégalithisme était daté beaucoup trop bas, qu'il n'était pas sûr que le mégalithisme vienne d'Orient : en particulier, il pensait que les bulle...dolmens qui se trouvent sur la façade atlantique de la Péninsule ibérique étaient possiblement des monuments élaborés par les populations autochtones de dérivation bulle...Mésolithique. D'ailleurs, il rapprochait les armatures tranchantes que l'on trouvait dans les mégalithes de cette région, Nord du Portugal en particulier et Portugal moyen, avec les géométriques mésolithiques des civilisations antérieures, type Muge par exemple. Donc Almagro  a pris systématiquement le contre-pied de cette théorie et a abondé dans le sens de la théorie childienne, c'est-à-dire la théorie diffusionniste avec les influences de l'Est. Almagro a publié Los Millares en 1963 avec Arribas, qui était plus jeune et plus moderne. Le radiocarbone venait d'arriver, on commençait à avoir quelques dates intéressantes et qui remettaient en cause les chronologies contractées, mais le patron c'était Almagro et il a un peu imposé ses idées dans cet ouvrage. Quoi qu’il en soit, on voit  bien cette permanence, ce poids des théories diffusionnistes. Signalons pour finir ce tour d’horizon des héritiers de Childe, l’ouvrage de H.N.Savory Spain and Portugal: the Prehistory of the Iberian peninsula, publié dans ces années 60 dans la série « Thames & Hudson » dirigée par Glyn Daniel, ouvrage franchement diffusionniste puisque il considère que le mégalithisme, la bulle...sépulture collective, tout cela vient forcément d'Orient.

 

Un match France-Angleterre

 

Quelques critiques de Childe à présent et d'abord, en Angleterre, dans son propre pays. Il y a d'abord J.G.D. Clark, qui conteste surtout chez Childe cette notion de migration. Les renouvellements périodiques de cultures se font, chez Childe, par effet de migrations successives et Clark n'est pas toujours d'accord sur cette façon de voir les choses. Quelques mots également sur la façon dont la France a perçu Childe. Les lecteurs français en réalité l'ont peu connu. En 1935, paraît chez Payot la première traduction de L'Orient préhistorique, qui sera republié en 1953. En 1935, parait également dans la revue Préhistoire, qui n'existe plus aujourd'hui et qui publiait des articles très généraux -elle a publié des articles de Bosch-Gimpera, elle a publié beaucoup de grands auteurs- un article de Childe qui s'appelle « Le rôle de L'Ecosse dans la civilisation préhistorique de l'Atlantique ». Il faut attendre 1949 pour que Payot publie son ouvrage L'Aube de la civilisation européenne. En 1950, à la demande de Raymond Vaufrey qui dirigeait avec Henri Vallois la revue L’Anthropologie, Vaufrey publie un article de Childe et de Nancy Sandars sur la civilisation de Seine-Oise-Marne, civilisation du Néolithique final du Bassin parisien, identifiée d'ailleurs par Bosch-Gimpera. On voit, au passage, comment ce sont des étrangers qui ont « fait » le Néolithique français pendant deux ou trois décades, parce que les Français n'avaient aucun intérêt pour le Néolithique, ou lorsqu'ils travaillaient sur le Néolithique, ils avaient une focale d'analyse qui était une focale tellement régionale qu'elle s'opposait à des visions plus générales, à un problème d'enchainement des bulle...cultures les unes avec les autres. Donc, publication de Childe (et Sandars) dans L'Anthropologie sur la civilisation Seine-Oise-Marne, et puis ensuite ont paru les livres plus généraux qui seront publiés par Gonthier et par Arthaud. De sorte que la carrière de Childe est déjà, d'une certaine façon, en grande partie derrière lui, lorsque ses idées commencent à être réellement connues en France. Il faut dire aussi que cette arrivée tardive a coïncidé avec l'éveil des recherches néolithiques en France. 1950 en gros, pour prendre un chiffre rond, c'est réellement le point de départ des études professionnelles en France sur le Néolithique. Avant cette date, c'est essentiellement une affaire d'amateurs : la France préhistorienne ne s'intéresse pratiquement qu'au Paléolithique. Revenons tout d’abord sur les comptes-rendus qui ont été faits de ces livres britanniques en France. Lors de la parution de la première édition de L'Aube de la civilisation européenne, Marcelin Boulle, dans L'Anthropologie, salue l’ouvrage. Il rend hommage aux éminentes qualités du grand traité de Gordon Childe, mais Boulle était un paléolithicien et il rendait hommage à un esprit brillant, mais sans être lui-même compétent sur le sujet dont il rendait compte. Et puis, pendant un certain nombre d'années, L'Anthropologie a régulièrement rendu compte, le plus souvent avec un grand éloge, des publications de Childe, et souvent avec un pointe de regret, en constatant le retard qui, parallèlement, s'accumulait en France sur nos recherches néolithiques, lesquelles souvent n'étaient pas sorties, jusqu'à la fin de la deuxième Guerre Mondiale, d'un honnête amateurisme. Raymond Vaufrey, qui était un infatigable lecteur de la littérature préhistorique internationale, et en même temps un censeur, parce qu'il lisait beaucoup, faisait systématiquement les comptes-rendus des livres étrangers dans L'Anthropologie, souvent d’ailleurs avec une foule de détails. Vaufrey lançait régulièrement dans L'Anthropologie son "France éveille toi", sous-entendu "France, tu es endormie, il faudrait que les études néolithiques prennent vraiment leur envol parce que sinon nous accumulons un évident retard ». Et peut-être Vaufrey était-il vexé aussi d'un mot d'un archéologue anglais, O.G.S. Crawford, qui faisait observer que la stagnation des études néolithiques en France bloquait la compréhension des problèmes à l'échelle européenne, et donc britannique. Les Britanniques, pour expliquer leur Néolithique, regardaient vers la France, mais comme la France accumulait les retards, les Britanniques venaient de temps en temps, faisaient le tour des musées français, prenaient des notes et essayaient d'établir des concordances entre leur propre Néolithique et le Néolithique du continent. Vaufrey, d'ailleurs, a joué un rôle très important dans la création au CNRS d'un corps de jeunes néolithiciens dans le courant des années 1950 et 1960. On lui doit aussi, entre 1931 et 1957, plus de dix comptes-rendus d’ouvrages, non seulement de Childe mais aussi d'autres auteurs britanniques : C. Hawkes, qui avait fait une belle synthèse sur la Protohistoire de l'Europe, du Néolithique jusqu'au Mycénien, ou encore J.G.D. Clark  qui, en 1952, a refait en quelque sorte le « Childe », mais sur une base moins culturelle, plus économique. Passons sur les comptes-rendus, qui sont tous élogieux évidemment. En 1955, Vaufrey revient à propos de l'ouvrage de Childe, Prehistoric Migrations in Europe,  paru en 1950, et il s'inquiète à nouveau du retard français, tout en observant que ce n'est pas faute d'avoir souligné pour sa part cette situation préoccupante. Il constate que dans cet ouvrage : "La France, par la force vraiment maligne des choses, ne joue qu'un rôle effacé. Encore est-ce grâce aux efforts de L'Anthropologie, par les mémoires qu'elle a autrefois aidé à publier, de Le Rouzic  et de l'Abbé Philippe". Zacharie Le Rouzic, qui a travaillé beaucoup sur le bulle...mégalithisme et sur le Néolithique du Morbihan, comme l'Abbé Philippe, qui avait fouillé au Fort-Harrouard, un site très important pour le Néolithique et l'âge du Bronze, ont en  effet tous deux publié leurs mémoires dans L'Anthropologie. Donc Vaufrey essayait de compenser le retard français en publiant quelques bonnes monographies régionales dans la revue qu’il dirigeait. "Les Anglais, et plus particulièrement Gordon Childe, le savent bien, et l'ont dit quand c'était bien plus nécessaire qu'aujourd'hui. On éprouve tout de même une légère déception à n'en pas trouver le rappel dans la bibliographie générale, où le nom de L'Anthropologie a été oublié". Alors ça aussi, c'est un mal qui n'est pas nouveau, les Anglo-saxons qui lisent et s'imprègnent des articles français en oubliant de les citer en bibliographie, c'est un problème encore actuel.

 

Les irritations de Raymond Vaufrey

 

 Vaufrey sera un peu moins amène avec le livre de Childe Peacing together the Past, Le Passé reconstitué, publié en 1956, car il reproche à Childe certaines de ses conceptions en matière de Paléolithique : "Au fond, une manière de faire observer qu’ Outre-Manche on s'y connaissait en matière de Néolithique, mais non en ce qui concerne le Paléolithique". Et Vaufrey, parfait honnête homme, mesurait ses mots, mais parfois son agacement transparait sur ce clivage Paléolithique = recherches françaises, Néolithique et Ages des métaux = recherches dominées par les synthèses britanniques, d'autant qu'il se double en coulisse d'une forme d'impérialisme, des deux côtés, sur la discipline, problème qui se double aussi de la position de la langue française ou anglaise comme langue scientifique internationale dans le domaine de la Préhistoire. Pendant très longtemps, le français a été la langue officielle dans le domaine. Au niveau de l'Union Internationale des Sciences Pré et Protohistoriques, qui est le grand organisme mondial qui, jusqu'à une époque récente, dominait un peu la situation mondiale au niveau des relations entre les préhistoriens des différents pays, la langue officielle était le français. Il ne l'est plus depuis le colloque de Mayence en 1989. Les deux langues, français et anglais, sont désormais admises, mais le français est toujours plus grignoté par l'anglais. En 1950, Piggott rend compte dans Antiquity du congrès de l'IUSPP, qui s'est passé à Zurich, en Suisse, et il reproche aux Paléolithiciens et aux Mésolithiciens, dominés par le prestige de la recherche française à cette époque, de ne pas s'intéresser aux périodes récentes : "Les études paléolithiques sont en voie de devenir, si cela n'est déjà fait, comme un théâtre où l'on joue à guichet fermé. C'est une tradition française, perpétuée à la vérité  dans le nom même du Congrès (UISPP: sciences préhistoriques et protohistoriques), qui différencie nettement le préhistorien adonné au Paléolithique et non sans reluctance au bulle...Mésolithique, et le protohistorien dont le domaine va du Néolithique aux siècles obscurs du haut Moyen Age. A Zurich, on vit les protohistoriens circuler d'un pas alerte du troisième millénaire avant notre ère au sixième siècle après [autrement dit, nous, les anglo-saxons, nous pouvons aller écouter tout aussi bien des antiquisants que des gens qui s'intéressent au Néolithique], mais les préhistoriens [sous-entendu les paléolithiciens], presque jusqu'au dernier, se confinèrent dans leur isolement paléolithique". Vaufrey fait observer dans L'Anthropologie que cette situation est consécutive à la nécessaire spécialisation galopante, que l'on ne peut être paléolithicien et spécialiste des cultures du Proche-Orient dont tout Néolithicien doit avoir une connaissance minimum bien entendu, et il se croit fondé à rejeter l’accusation dont Piggott vient de charger les préhistoriens, et notamment les préhistoriens du Paléolithique, et singulièrement les paléolithiciens français. Et il observe aussi, en retour, que les archéologues et les historiens ignorent le Paléolithique et  ne font rien pour en promouvoir l'étude. Cela, c'est la vision du discours officiel, les bons comptes-rendus que Vaufrey fait dans L'Anthropologie à propos de Childe. Mais il y a le non -dit, comme toujours,  bien entendu. Vaufrey disait à Nougier, qui l'a parfois répété, qu'il trouvait ces synthèses britanniques largement prématurées, et qu'il fallait d'abord se mettre à pratiquer de minutieux travaux d'analyse avant de se lancer dans des synthèses beaucoup plus vastes. Une critique déjà de l'archéologie anglo-saxonne, trop occupée à élaborer des modèles et des fresques générales alors qu'il reste à s'immerger dans un profond travail de collecte des données et d'analyses en profondeur sur le terrain pour mieux pénétrer la complexité des phénomènes. Choc entre deux conceptions de l'archéologie, l'une française, plus analytique, plus naturaliste ; l'autre, anglo-saxonne, plus historique et anthropologique. On constatera que près de cinquante ans après, en dépit des mutations qui ont affecté l'archéologie européenne, certains de ces clivages ont gardé encore, bien qu'atténués, une certaine actualité. Deux remarques pour finir, venant celles-ci d'authentiques néolithiciens : d'abord celle de Pierre-Roland Giot, qui a contribué à vulgariser le radiocarbone en France, qui a joué historiographiquement un rôle très important et qui constate que la traduction française du livre phare de Childe, L'Aube de la civilisation européenne, abonde en contre-sens, la rendant inutilisable (L'Anthropologie, 1956, p.298.). Et celle de Jean Arnal qui, dès la fin de la guerre, a été le pionnier des études néolithiques en France, qui s'activa à restructurer le Néolithique français sur de nouvelles bases, notamment autour de la céramique, et pour qui, en ce qui concerne l'Hexagone, le chapitre sur la France de ce livre est "carrément mauvais". Childe, par contre, a eu quand même beaucoup plus de succès en France avec sa « philosophie de l'Histoire », c'est-à-dire ses notions de "révolution néolithique", de "révolution urbaine", qui  ont été adoptées par les chercheurs français et qui sont discutées encore aujourd'hui, en particulier par les orientalistes, ceux qui travaillent notamment sur les débuts de la révolution urbaine, c'est-à-dire sur toutes ces périodes qui voient le début des villes, voire des premiers Etats, en Orient. Au fond, peut-être fut-il plus historien qu'archéologue.

 

1 « Moi-même d'ailleurs, c'est ce que j'ai fait tout au long de ma carrière: j'ai fait évidemment des monographies hyper pointues, un peu casse-tête d'ailleurs, puisque les matériaux, on les sort de terre, on est payés pour ça, il faut les livrer à la collectivité. Mais à coté de ça, j'ai fait des ouvrages beaucoup plus généraux, je me suis extirpé un peu de ce coté en quelque sorte « les yeux rivés sur le document » pour réfléchir sur des questions plus générales. J'ai commencé à travailler dans les années 1950, j'étais tout jeune».

Haut de page